Travailler la terre plutôt que de mourir dans la mer

Parti de son village soninké sur les berges du fleuve Sénégal dans la région de Kayes au Mali, Bouba Touré arrive à Paris en septembre 1965. Il a 17 ans. Un lit dans un appartement collectif loué par un marchand de sommeil. Douze par chambre, tous Africains. Pas de problème de papiers.
La France a besoin de travailleurs. C’est le plein emploi. Bouba est embauché à l’usine de matériel automobile Chausson à Gennevilliers, à la périphérie nord-ouest de la capitale. Il apprend le français et à lire et à écrire.
Auprès de leurs collègues de travail, Bouba et beaucoup de travailleurs africains se politisent. Ils se rapprochent souvent du parti communiste à travers le syndicat ouvrier «la CGT». Les grandes manifestations et grèves de mai 1968 les éveillent au militantisme actif.
En 1971, ils créent l’ACTAF (association culturelle des travailleurs africains en France) à travers laquelle ils soutiennent ceux qui se battent sur le continent africain pour se libérer du joug du colon portugais. Les membres de l’ACTAF réfléchissent aussi aux causes de leur propre émigration.
S’il y a tant de travailleurs africains en France, c’est que quelque chose ne fonctionne pas dans leurs pays d’origine. Génération après génération, les jeunes quittent chez eux et vivent toute leur vie dans les «foyers», loin de leur village et de leur famille. Bouba et ses camarades ne veulent pas de ça pour leurs futurs enfants et petits enfants. Ils sont persuadés que pour retenir la jeunesse africaine chez elle, il faut développer le monde rural, le rendre attractif aux yeux des jeunes.
Très imprégnés de ce qui se fait dans les pays socialistes et communistes, ils élaborent un projet de ferme collective en Afrique de l’Ouest. Sur le Continent, les terres appartiennent aux Etats. Au nom de l’ACTAF, ils demandent donc aux responsables politiques de leurs pays d’origine, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, de leur octroyer des parcelles.
C’est le Mali qui répond en premier, et propose de mettre 60 hectares de terres à la disposition de l’ACTAF. Trois membres de l’Association sont immédiatement missionnés sur place pour rencontrer les responsables maliens et leur demander des terres le long du fleuve Sénégal, dans la région de Kayes, voisine du Sénégal et de la Mauritanie. En avril 1975, effectivement, on leur attribue 60 hectares de terres en friche, non loin de Somankidi, près de la ville de Kayes, sur la rive droite du fleuve.
Sur la centaine de membres que compte l’ACTAF, une quinzaine se lance concrètement dans le projet de création de cette coopérative agricole. En mai 1976, ils quittent leur vie de travailleurs immigrés pour suivre, pendant 6 mois, des stages agricoles chez des paysans dans l’Est de la France. Certains apprennent à cultiver, d’autres à élever la volaille ou à entretenir et réparer les machines agricoles. Chacun d’eux cotise chaque mois à hauteur de 500 Francs français (50 000F cfa) pour constituer une caisse qui leur permettra de démarrer le projet, une fois arrivés au Mali. En décembre 1976, ils se donnent rendez-vous en janvier 1977 au Mali, à Somankidi, le village qui les hébergera en premier.
Tous doivent affronter la désapprobation de leurs pères. Tu avais un travail en France, tu m’envoyais de l’argent, tu quittes tout ça pour revenir ici faire le paysan… Qui va m’envoyer de l’argent maintenant ? Qui va me permettre de vivre ? Toute la question de l’émigration était posée en quelques phrases… Ils devaient réussir leur projet.
Le 16 janvier, après avoir acheté des pioches, des haches, des brouettes, etc., chez les forgerons locaux, ils commencent à défricher et dessoucher leurs terres à 7 kilomètres de Somankidi, sous le regard des responsables de la région qui les encouragent tout en les surveillant tout de même. Le régime de Moussa Traoré craint en effet que ces jeunes de l’extérieur revenus faire les paysans poussent le monde rural malien à se révolter.
L’organisation du quotidien des travaux et des finances est gérée collectivement. Dès le début, en plus du travail d’aménagement, ils cultivent un peu pour se nourrir. Ils se préparent eux-mêmes à manger, puis deux épouses rejoignent leurs maris, et s’occupent des repas. Quelque temps plus tard, ils peuvent être logés à «Samé Plantation», plus proche de leurs terres. En septembre, les canaux d’irrigation construits avec de la terre de termitière sont terminés, les sols sont prêts à être cultivés, les cases sont construites.
Ils s’installent dans leur «chez eux» qu’ils baptisent «Somankidi Coura», le nouveau Somankidi. La coopérative agricole commence réellement ses activités. Grâce à l’irrigation, leur première récolte de maïs et de mil est très bonne alors que tout avait été semé pendant la saison sèche. Ils sont contents de pouvoir apporter leurs parts à leurs pères. L’année suivante, ils ajoutent le maraîchage. Les gens des villes viennent jusqu’à eux pour acheter leurs tomates, oignons et salades. Plus tard, alors que tout le monde les en dissuade, ils osent planter des bananiers, et à la surprise générale, la récolte est excellente.
Bouba travaille à Somankidi Coura pendant 6 ans avant de retourner vivre et travailler en France. Son frère prend le relais. Certains de ses camarades initiateurs et fondateurs de la coopérative font comme lui, leurs jeunes frères les remplacent. D’autres restent et deviennent les leaders agricoles de la région. Depuis, Bouba retourne à Somankidi Coura chaque année pendant de longues périodes. Il y retrouve sa case, c’est sa seule maison au Mali.
Bouba et ses camarades auraient souhaité que la réussite de la coopérative agricole soit un exemple pour les jeunes de la région. Ils auraient souhaité que les jeunes comprennent que travailler la terre permet de vivre dignement et de nourrir la famille.
Malheureusement, les jeunes de la région continuent de partir massivement. Ils ne résistent pas au mirage occidental, largement entretenu par leurs frères qui, de là-bas, les incitent à tenter l’aventure. Et la région de Kayes voit des dizaines et des dizaines de ses jeunes mourir chaque année dans le désert ou dans la mer.
Françoise WASSERVOGEL
(Article paru dans LE REPORTER (Mali) mardi 23/10/2018)