Au Mali, il y a les technocrates, il y a les politiques et il y a Tiébilé Dramé. Leader estudiantin des années 80, qui s’oppose farouchement au régime dictatorial du Général Moussa Traoré. Prisonnier dans les pires geôles du pays, puis exilé pendant presque une décennie entre Paris et Londres. Le natif de Nioro du Sahel est un patriote dont les fortes convictions en son pays ne souffrent d’aucune variation. Hier, il a payé de sa chair son combat pour un Mali libre et démocratique, aujourd’hui encore, il est prêt à donner sa vie pour les mêmes aspirations. De passage à Dakar pour des raisons strictement privées, l’ancien ministre des Affaires étrangères du Mali a accepté d’accorder quelques-unes de ses précieuses minutes à L’Obs. Le temps nécessaire d’aborder avec lui les questions de l’heure qui agitent la gazette politique malienne. Le projet d’IBK de révision de la Constitution, la plateforme de l’Opposition, le G5 Sahel, les relations entre son pays et le Sénégal…Le Che Guevara malien dit tout.
M. Dramé, l’actualité au Mali, c’est le projet de révision constitutionnelle initié par le président IBK et qui suscite beaucoup de débats dans le pays. Qu’en est-il de ce projet de révision ?
Il n’y a pas seulement beaucoup de débats, il y a aussi et surtout une forte opposition des Maliens au projet de révision de la constitution de 1992. Celle-ci a été écrite avec le sang des martyrs de mars 1991 dans un large consensus de toutes les forces vives de la nation après la victoire de l’insurrection populaire contre le régime de pouvoir personnel et de parti unique du président Moussa Traoré. Des centaines de milliers de citoyens, au Mali comme dans la diaspora, se dressent contre la démarche du président de la République qui veut modifier une constitution consensuelle sans concertation ni dialogue. Il y a aussi le momentum qui choque : le Mali, en proie à une insécurité généralisée notamment au nord et au centre, aurait dû avoir comme priorité la restauration de la stabilité, de la paix et de son intégrité territoriale. Enfin, les Maliens s’opposent au projet de révision parce qu’il ramène des décennies en arrière en faisant du chef de l’État un quasi empereur du Mali, «Jiitigi ni Maatigi (maître des eaux et des personnes».
Qu’est-ce que le président Keïta veut concrètement changer dans cette Constitution de 1992 ?
Les principaux changements sont relatifs au renforcement du pouvoir du président de la République. Il pourra nommer le Premier ministre et le démettre comme il l’entend, nommer le président et le tiers des membres de la Cour constitutionnelle, nommer le président de la cour suprême, nommer le tiers des membres du Sénat…En réalité, le président veut vassaliser toutes les institutions de la République. Et une fois le Sénat en place, le président pourra changer la constitution sans recourir à un référendum, donc sans passer par le peuple souverain du Mali. Chaque pays a son parcours historique. Le Mali a connu de très longues années de dictature et d’abus en tous genres. La révolution de mars 1991 était une révolution contre l’autoritarisme et le pouvoir personnel. Et 26 années plus tard, Ibrahim Boubacar Keïta veut nous ramener en arrière à la faveur d’une révision constitutionnelle opérée nuitamment sans discussion préalable.
Parlez-nous de la situation sécuritaire au Mali…
La situation sécuritaire est plus grave aujourd’hui qu’elle ne l’était au moment de l’arrivée du président IBK au pouvoir. Initialement confinée au nord, l’insécurité s’est dangereusement étendue à tout le centre du pays. Entre les mois de janvier et juin 2017, plus de 500 personnes ont été tuées au Mali. C’est un pays où il y a encore une demi-douzaine d’otages retenus par des groupes terroristes. Au cours de l’année scolaire qui s’est écoulée, plus de 500 établissements scolaires sont restés fermés, des milliers d’enfants sont restés dans la rue à cause des pressions exercées par les groupes djihadistes sur les enseignants. Des écoles ont même été brûlées dans la région de Mopti. Des dizaines d’administrateurs et autres agents de l’État, craignant pour leur vie, ont fui leurs postes au nord et au centre. Il n’y a presque aucune région du pays qui est épargnée aujourd’hui par l’insécurité comme on l’a vu récemment aux portes de Bamako (attentat contre un campement touristique, Ndlr). Des pans entiers du territoire malien échappent au contrôle du gouvernement. La Constitution de 1992, que le président veut changer, est sans ambiguïté en son article 118, alinéa 3 : «Aucune procédure de révision constitutionnelle ne saurait être entreprise ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire.»
Il y a eu un recours en ce sens et la Cour, dans son arrêt, a indiqué que l’insécurité n’est pas intégrale…
Oui, la Cour a dit que l’insécurité au Mali était «résiduelle». On en rirait, si la situation n’était pas grave. Les populations qui vivent au centre du Mali et dans les régions du Nord à Kidal sauront apprécier. Au moment où je vous parle, ce jeudi 6 juillet 2017 à Kidal, des affrontements sanglants sont en cours entre les groupes armés du nord. Dire qu’il y a une «insécurité résiduelle» au Mali quand le sang coule chaque jour, il faut oser. En tout état de cause, réviser une constitutionnelle consensuelle ne saurait se limiter à un avis ou à un arrêt de la Cour constitutionnelle. C’est une question éminemment politique et démocratique. Et vu l’état dans lequel le Mali se trouve, on a du mal à comprendre pourquoi le président de la République a pris le risque de diviser davantage son pays. Or, un président de la République est le garant de la cohésion nationale. C’est étonnant qu’il pose des actes divisionnistes. Le Mali a besoin d’un rassembleur.
Mais du moment que la Cour constitutionnelle a rendu son arrêt, pensez-vous pouvoir arrêter le président IBK dans sa volonté de changer la Constitution ?
Le président de la République a désormais la caution technique de la cour constitutionnelle. Mais politiquement et moralement, il est dans une posture intenable. Il ne peut ignorer les marées humaines de Bamako et les nombreuses manifestations à Kayes, Kita, Bafoulabé, Sikasso, Mopti, Paris, Washington et toutes celles qui se préparent (y compris à Dakar) pour défendre la constitution de 1992. En outre, comment peut-il moralement justifier le recours à des juristes étrangers pour écrire la constitution qu’il veut imposer aux Maliens ? Comment peut-il moralement justifier les sommes faramineuses payées à ces consultants ?
La Constitution malienne écrite par des juristes étrangers ?
Hélas…. C’est la triste vérité. Soundiata Keïta, Mamadou Konaté et Modibo Keïta sont certainement en train de se retourner dans leurs tombes. Le président IBK est allé chercher des experts français, grassement payés aux frais du contribuable malien, pour écrire son projet de constitution monarchique. Et parmi ces experts français, il y a Marcel Ceccaldi, un juriste proche du Front National, le parti d’extrême droite française. 60 ans après l’accession du Mali à l’indépendance ! Il n’y a pas suffisamment de juristes et de politologues avertis au Mali. C’est du mépris pour les cadres maliens. La dignité et la fierté maliennes ont été malmenées par celui qui aurait dû être le garant constitutionnel.
Que compte faire la plateforme de l’opposition pour empêcher cette révision ?
Premièrement, mobiliser les Maliens pour imposer le retrait pur et simple du projet de révision initié par le président de la République. Deuxièmement, continuer à travailler pour préparer les conditions d’une alternance démocratique dans 12 mois. C’est vrai, en agissant de façon cavalière et méprisante, le gouvernement a créé les conditions de la création d’un immense front démocratique. Ce front doit continuer à mobiliser le pays pour mettre fin à l’arrogance d’État.
Est-ce que ce combat ne va encore plonger le Mali dans une autre crise dont il pouvait se passer ?
C’est une lutte démocratique que nous menons dans le respect de la Constitution. Quand nous prenons la rue, quand nous manifestons, nous exerçons un droit démocratique inscrit dans la Constitution adoptée par le peuple souverain du Mali en 1992. Nous ne posons pas d’actes anticonstitutionnels. Nous respectons les lois.
Mais l’opposition est souvent réprimée en Afrique…
Nous espérons que le gouvernement malien ne va pas à s’en prendre à ceux qui ne font qu’exercer des droits démocratiques reconnus par la Constitution. Avant la création de cette plateforme, les jeunes qui manifestaient ont été réprimés. Nous allons continuer à exercer nos droits constitutionnels. La gouvernance actuelle est aveugle. On n’a pas l’impression que le gouvernement est connecté au reste du pays. C’est pourquoi nous allons continuer à nous mobiliser pour créer les conditions, non seulement de l’alternance, mais aussi celles de la stabilité dans notre pays.
Etes-vous convaincu que l’opposition gardera son unité jusqu’à cette «alternance» que vous évoquez ?
Nous l’espérons, nous le souhaitons et nous allons y travailler. La défense de la Constitution de 1992 crée une nouvelle lueur d’espoir pour tourner la page de la gouvernance chaotique installée par le président IBK depuis son arrivée au pouvoir en 2013.
Y a-t-il au sein de l’opposition un leader charismatique qui cristallise toutes ces aspirations, qui incarne cette lutte ?
Nous sommes tous ensemble dans le feu de l’action. Le moment venu, nous aviserons pour ce qui concerne celui d’entre nous qui est le mieux placé pour réussir l’alternance démocratique.
Comment appréciez-vous la formation du G5 Sahel, sans le Sénégal ?
Le G5 Sahel est un premier pas dans le bon sens. Il est indispensable de mutualiser les efforts pour gagner la lutte contre le terrorisme. Je pense que des pays comme le Sénégal, la Côte-d’Ivoire, l’Algérie et le Maroc ont aussi un rôle important à jouer dans cette lutte. Il revient au G5 Sahel de tendre la main à ceux qui ne sont pas (encore) membres afin que la sécurité et la stabilité soient une réalité dans notre sous-région. Les voisins du Mali, dans l’ensemble, doivent se donner la main pour faire face à cette menace, qui ne connaît pas de frontière. Il faut souhaiter que le G5 réussisse. Parce que s’il venait à échouer, à se limiter au stade des vœux pieux, c’est un très mauvais message qui serait envoyé à ceux qui cherchent à déstabiliser nos pays et à soumettre nos peuples. Les pays comme la Gambie et la Guinée-Bissau, doivent être partie prenante de la lutte contre le terrorisme.
Les relations entre le Sénégal et le Mali étaient à un moment de l’histoire plus huilées qu’elles ne le sont aujourd’hui. En tant qu’ancien ministre des Affaires étrangères du Mali, pouvez-vous nous dire ce qu’il faut faire pour ramener la situation à la normale ?
Je suis un fervent partisan du rapprochement sénégalo-malien. Je pense même que nous devons aller plus loin et retenter la fédération sénégalo-malienne. Pour ce faire, il faut hisser les relations d’État à État au niveau de celles qui existent entre les deux peuples qui sont si bien intégrés. Je suggère que le Dakar-Niger soit vite relancé car il est un excellent moyen de communication, de rapprochement et d’intégration de nos économies et de nos peuples. Il faut recréer la fédération…
PAPE SAMBARE NDOUR
L’Observateur, Dakar 11 juillet 2017
Accueil Actualité presse écrite Le reporter Tiébilé Dramé : «La situation sécuritaire du Mali est plus grave aujourd’hui...