Soumeylou Boubèye Maïga Les pays africains «restent des cibles potentielles importantes»

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Les attentats du 13 novembre, est-ce le signe que le groupe Etat islamique est de plus en plus fort ?

Soumeylou Boubèye Maïga : Oui. Vous savez, si la force est leur capacité à transporter le danger un peu partout et à leur convenance souvent, oui. Ça veut dire qu’effectivement ils sont devenus forts. Mais en même temps, chaque fois aussi que les groupes comme Daech et comme Boko Haram se livrent à ce genre d’action, il y a aussi quelquefois le signe d’une perte de vitesse, ou en tout cas ça veut dire qu’ils ne peuvent plus évoluer à leur guise dans leurs zones de prédilection.

On a l’impression que les recrues sont de plus en plus nombreuses ?

Disons qu’il y a des pays qui sont plus touchés que d’autres. En Europe, forcément la France est un réservoir important, parce que c’est quand même la population musulmane la plus importante en Europe de l’Ouest. Il y a la Belgique qui vient après et, puis après, c’est assez marginal pour les autres pays.

Ces derniers jours, le groupe Etat islamique a frappé au Liban et en France. Est-ce que cela veut dire que l’Afrique n’est plus sa priorité ?

L’Afrique est toujours un terrain de projection pour tous ces groupes, d’autant plus qu’un groupe comme Boko Haram leur a clairement fait allégeance, mais de manière probablement à profiter non seulement de leur capacité de médiatisation… Vous savez, tous ces groupes en réalité ont des cibles communes, c’est-à-dire les institutions étatiques, les communautés musulmanes dont la cohésion est fortement mise en danger par leur action. Donc, il y a un terreau propice dans nos pays qui fait que, dans tous les cas, nos pays restent des cibles potentielles importantes, parce qu’il y a aussi une radicalisation rampante dans la plupart de nos pays, parce qu’on voit souvent le bras militaire, mais il faut aussi intégrer le fait que ça s’inscrit dans le cadre d’une lutte très féroce au sein de l’islam entre différents courants.

Après les attentats de Paris, de nombreux chefs d’Etat africains ont exprimé leur solidarité avec la France. Parmi eux, on a entendu tout particulièrement les réactions très fortes du Nigérian Muhammadu Buhari et du Kenyan Uhuru Kenyatta ?

Oui, parce qu’ils sont aussi parmi les plus exposés, parce que le Nigeria est face à Boko Haram qui, même s’il est en perte de vitesse sur le plan de l’expansion territoriale, a conservé une capacité à transporter la menace dans d’autres pays, comme le Tchad, le Cameroun, le Niger, donc constitue aussi encore une menace certaine, et le Kenya a quand même subi un très gros attentat et subit régulièrement aussi les capacités de nuisance des shebabs somaliens. C’est un peu des pays qui sont sur la ligne de front, si vous voulez.

Le président sénégalais, Macky Sall, a eu ce mot : « Nous ne pouvons pas accepter qu’on vienne nous imposer une autre forme de religion avec des pratiques qui ne correspondent ni à nos traditions, ni à notre conception de l’islam, tout cela parce que les Africains sont pauvres et qu’il faut financer des mosquées et des écoles ».

Oui. Le président Sall a raison sur tous ces points-là. Le premier point, c’est que, je pense que là, il faut probablement aller plus loin dans la dénonciation en disant clairement que, les pratiques qu’on veut nous imposer sont une forme d’agression extérieure au service du salafisme, mais qui est contraire à notre pratique de la religion qui est basée sur la tolérance, la solidarité. Et de ce point de vue-là, je pense qu’il faut clairement pointer du doigt ceux qui soutiennent l’expansion de ces courants, ceux qui soutiennent leur agression. Et la deuxième chose, c’est que dans la mesure où l’islam représente la religion de la très grande majorité des Africains, en particulier en Afrique de l’Ouest, les Etats ne peuvent plus ne pas gérer le champ religieux, c’est-à-dire avoir un œil sur les infrastructures, avoir un œil sur l’exercice des différentes fonctions dans les lieux de culte, avoir un œil aussi sur les financements, leur traçabilité. Aujourd’hui, rares sont les pays qui peuvent vous dire, voilà le cadastre des lieux de culte que nous avons, voilà comment on valide la formation, l’accréditation de ceux qui officient au sein de ces lieux de culte, soit comme prêcheur, soit comme imam, doit comme muezzin, et voilà comment les lieux de culte sont financés dans leur fonctionnement courant. Parce que toutes ces rubriques dont je parle, sont autant de vecteurs par lesquels il y a une forme de pénétration, donc de subversion, à l’intérieur de nos pays.

Et quand vous parlez du danger « salafiste », pensez-vous qu’il faille pointer du doigt les pays d’où vient ce salafisme, à savoir l’Arabie saoudite et les pays du Golfe ?

Il faut en tout cas les mettre devant leurs responsabilités, parce que récemment au Forum de Dakar, moi j’ai eu l’occasion de présider l’atelier sur le financement du terrorisme. Et là, l’une des idées, c’est que, dans la mesure où très souvent on nous dit que les financements ne proviennent pas des Etats, mais proviennent de la zaakat des pays, à ce moment-là, il faut peut-être que dans nos pays, nous prenions des textes pour réglementer la distribution de cette zakat dans nos pays.

Qu’est-ce que c’est la zaakat ?

La zaakat, c’est un peu une sorte d’impôt que les gens paient sur leur fortune. C’est une sorte de pourcentage que certains richissimes paient sur leur fortune personnelle, via des ONG, via différentes œuvres.

Donc ce sont des fortunes du Golfe qui financent la radicalisation du Sahel ?

Absolument, oui. Je crois que maintenant c’est un secret de polichinelle. De toute façon, on voit bien que dans cette folie meurtrière que nous connaissons un peu partout, il y a aussi derrière la compétition, au sein de l’islam, de différents courants, et que dans la mesure où en Afrique, nous avons des pratiques beaucoup plus tolérantes, qui acceptent les autres, il faut absolument à ce moment qu’il y ait peut-être des prises de positions plus claires, de la part de nos érudits, de la part peut-être de nos gouvernants, pour qu’il n’y ait pas une forme d’agression extérieure qui vienne perturber la cohésion et le consensus dans lesquels touts les pratiquants toutes confessions confondues vivent en Afrique jusque-là.

Source: Le Républicain 20/11/2015