Sénégal-France : face à la violence, le regard des jeunes de la diaspora

Venus en France pour étudier, des jeunes de la diaspora sénégalaise s’inquiètent pour l’avenir politique de leur pays. Ils essaient de rester en contact avec leurs proches restés au pays malgré les entraves à l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux mises en place par le gouvernement de Macky Sall. Ils se mobilisent et espèrent voir la démocratie sénégalaise sortir de cette crise qui a déjà fait au moins 16 morts. Témoignages.

Lamine Barry vit à Bordeaux. Il est étudiant en droit et il est président de l’Association bordelaise des étudiants et sympathisants sénégalais (ABESS). Depuis la France, le jeune homme ne cache pas son inquiétude sur l’avenir politique de son pays. Le Sénégal vit « un des moments les plus difficiles de son histoire » ces derniers jours. Mais selon lui, c’est depuis 2012 que la démocratie est en réalité « malmenée ».

Cette année là, Macky Sall remporte l’élection présidentielle face, notamment, au président sortant, Abdoulaye Wade. Âgé de 85 ans, ce dernier est candidat pour un troisième mandat.

« Arrestations arbitraires, liquidations d’adversaires politiques comme Karim Wade (condamné en 2015) ou Khalifa Sall (condamné en 2018) », cet étudiant a l’impression qu’Ousmane Sonko est victime de la même « cabale politique » que ses prédécesseurs de l’opposition.

Jeudi dernier, des manifestations spontanées ont suivi la condamnation de l’opposant, candidat déclaré pour la présidentielle de 2024. Un soulèvement qui a donné lieu à une répression brutale et à une escalade de la violence. Le bilan provisoire est de 16 morts.

Lamine Barry, président de l’Association bordelaise des étudiants et sympathisants sénégalais (ABESS).

Selon lui, « Macky Sall craint Sonko » parce qu’il constate que beaucoup de Sénégalais et notamment les jeunes, se sont retrouvés dans son discours. « Nous avons, en face de nous, un chef d’État qui n’écoute pas la jeunesse du pays », ajoute-t-il.

Awa Sarr, étudiante à la Sorbonne nouvelle, en master d’études hispano-américaines

Awa Sarr est étudiante à la Sorbonne nouvelle, en master d’études hispano-américaines. Elle abonde dans le même sens que Lamine Barry. « Le Sénégal n’est pas un pays de violence, c’est celui de la Teranga, de l’hospitalité, du partage et de la solidarité. Aujourd’hui, nous voyons un autre visage du Sénégal, qui reflète bien ces dernières années qui ont été un calvaire pour nous, les jeunes », estime-elle.

Pape Mbao

Pape Mbao, lui aussi membre de la diaspora sénégalaise en France. il n’est plus plus étudiant. Il pense que si Macky Sall a été élu pour faire 12 ans, « il est actuellement en train de tester la population afin de voir si son projet de se présenter à nouveau peut aboutir ». Il regrette que le régime du président sénégalais, pourtant élu démocratiquement, vire à « l’autoritarisme ».

« Le droit n’existe plus au Sénégal »
Étudiant en droit, Lamine Barry se sent particulièrement concerné par le procès Sonko. Il fait un constat qu’il estime encore plus criant depuis la condamnation de l’opposant à deux ans de prison ferme pour corruption à la jeunesse : « le droit n’existe plus au Sénégal ! C’est la loi de la jungle ! ». « Durant tout le processus, on juge Ousmane Sonko pour des faits et à la fin, on nous parle de détournement et de corruption de la jeunesse », précise-t-il.
Un sentiment partagé, selon lui, par de nombreux étudiants sénégalais en France . Ce serait d’ailleurs pour « envoyer un message » contre cette absence de justice, qu’ils ont mis le feu à la faculté de droit de l’université Cheikh Anta Diop (Ucad), à Dakar. Le campus a, depuis, été fermé par les autorités jusqu’à nouvel ordre.

Awa a, elle, plus de mal à accepter le niveau de violence. « Je comprends les jeunes qui déplorent ce qui est arrivé à Ousmane Sonko, mais on ne peut pas aller jusqu’à saccager les universités ». « Au final, c’est le Sénégal qui est perdant », conclut-elle.

Au Sénégal, l’écrasante majorité de la population est jeune. 55% des sénégalais ont moins de 20 ans. Dans les quelques vidéos qui passent la frontière de la censure, on constate que ceux-ci constituent la très grande majorité des manifestants.

Pour Pape Mbao, les tentatives de proscription d’internet par l’État sont vaines. « Les jeunes contournent avec des VPN ou encore avec des applications. Sur les réseaux sociaux, on voit le travail magnifique qu’ils font en nous informant, même si ça nous fait très mal de voir ce qu’ils subissent de la part des forces de l’ordre ».

Pourtant, Awa constate, depuis plusieurs jours, des soucis de connexion. Elle nous a confié avoir le plus grand mal à contacter sa famille. Selon elle, « c’est aussi le cas de plusieurs étudiants sénégalais » de son campus. « Nous sommes très inquiets face à cette situation chaotique », précise-t-elle.

Environ 400 000 émigrés sénégalais résidaient dans les pays de l’OCDE en 2020. Le Sénégal est donc le pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine avec le plus grand nombre d’émigrés résidant dans les pays de l’OCDE, devant la Côte d’Ivoire et le Mali.
Entre 2000 et 2020, le nombre d’émigrés sénégalais dans les pays de l’OCDE a augmenté de 185 %.
La France est de loin le pays de l’OCDE privilégié par les émigrés sénégalais : environ 160 000 émigrés sénégalais résidaient en France en 2020.
Source : OCDE Ilibrary
Source : OCDE Ilibrary

La diaspora se mobilise en France
Certains membres de la diaspora nous ont confié ressentir une forme de gêne lorsqu’ils comparent la situation dans leur pays et la réalité de leur quotidien. Les soulèvements de ces derniers jours ont ramené certains à de mauvais souvenirs, à une réalité qu’ils déplorent . « On trouve regrettable de voir que l’on peut participer à des manifestations, ici, en France, pour revendiquer nos droits et constater que dans notre pays, on ne peut pas », nous explique Pape Mbao.

Face aux vidéos et à la distance géographique qui les sépare de leur pays, les jeunes de la diaspora avec qui nous avons pu échanger ressentent de la frustration, parfois même de l’impuissance. Cela ne les empêche pas, comme beaucoup, de s’organiser et de mener des actions.

Ce samedi 3 juin, ils se sont réunis, par centaines, place du Trocadéro à Paris. Dans une ambiance pacifique et munis de leur drapeau, ils ont scandé des slogans de solidarité. Certains d’entre eux ont également brandi des banderoles affichant des messages tels que  » Ousmane Sonko c’est l’unité du Sénégal » et « Non à la déstabilisation du Sénégal ».

Ils essayent également de se tenir informés, en temps réel, de la situation sur place : « Nous avons créé un groupe de discussions, où nous rameutons un maximum d’étudiants sénégalais. Nous y discutons de la situation du pays », nous confie Lamine Barry. « A notre niveau, nous allons apporter notre soutien aux Sénégalais, même si nous ne sommes pas dans notre pays. Nous allons mener des actions en France, manifester et exprimer notre mécontentement », ajoute-t-il.

Pape Mbao, participe, lui aussi, aux différentes mobilisations, dont il souligne le caractère souvent « spontané ». Selon lui, cela en dit long sur « le niveau de ras le bol généralisé » atteint.

Procès Sonko : l’affaire de trop
Selon les différents membres de la diaspora que nous avons interrogés, les revendications de la jeunesse sénégalaise, dépassent le cas Sonko, même si cet exemple a été celui de trop. « Ce n’est pas un combat de personne, c’est un combat de principe. Il y a un recul démocratique depuis 2012 au Sénégal et nous luttons pour préserver cette démocratie », selon Lamine Barry. « Macky Sall est l’alpha et l’omega de toute cette situation », conclut-il.

Pape Mbao ne perd pas espoir pour autant et en est persuadé « cette fois-ci, ça ne passera pas ». Il compte retourner prochainement au Sénégal pour « reconstruire » le pays. « On nous parle de pétrole et de gaz, mais la première des ressources du Sénégal, c’est sa jeunesse, c’est sur elle qu’il faudra compter », affirme-t-il.

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