Enseignant de son état, ancien ministre de l’Education, ancien contrôleur général d’Etat, militant du mouvement démocratique, membre du forum que qui se veut un espace de réflexion et d’action en faveur de la démocratie, le Professeur Issa N’Diaye n’est plus à présenter. En ce début d’année, il a bien voulu se prêter à nos questions, portant sur la situation socio-politique et sécuritaire du Mali, l’Accord d’Alger et le remaniement dont on parle tant. Faites-en bonne lecture.
Le Pouce : Quelle lecture faites-vous de la situation socio-politique et sécuritaire du Mali en ce début d’année 2016 ?
Pr Issa N’Diaye : « L’année 2015 a été très difficile pour les Maliens du point de vue économique. La cherté de la vie, la faillite économique du pays ont rendu les conditions d’existence assez pénibles pour les Maliens. A cela s’ajoute l’absence de perspectives et aussi la question sécuritaire. Il serait souhaitable en 2016, que la situation soit plus meilleure pour l’ensemble de la population .C’est le vœu le plus cher. Mais cela ne peut pas aller sans sacrifice et sans engagement.
En ce qui concerne l’analyse globale, on peut dire que la situation est assez inquiétante. Les perspectives sont peu nombreuses en raison du fait qu’on a le sentiment que la classe politique dans son ensemble, y compris la société civile n’ont pas suffisamment pris conscience des enjeux et du drame que vit aujourd’hui notre pays, confronté à l’impasse politique qui a été démontrée par le coup d’état qui a fait chuter bien sûr ATT et aussi les ratés de la démocratie malienne, qui ont vu IBK gagner les élections. Cette élection d’IBK tarde à porter ses fruits à l’heure actuelle. Les maliens sont assez désespérés de voir que les promesses qui avaient été tenues, les espoirs qu’ils avaient nourris sont en train d’être largement déçus. Ça veut dire qu’il ya un risque d’isolement patent du régime à l’heure actuelle qui fait que la mobilisation et l’enthousiasme populaires sont tombés. Nous voyons aussi malheureusement en ce qui concerne la situation politique, la montée de tous les périls par aussi le surgissement et l’intervention de plus en plus pesante des religieux sur la vie politique. Cela signifie d’abord l’échec de la classe politique qui est actée depuis longtemps mais qu’on n’a pas encore tiré les leçons. La montée en puissance du pouvoir religieux qui se politise de plus en plus, constitue une menace supplémentaire pour le pays. L’enjeu religion et politique a des conséquences toujours graves pour un pays. Il ya des exemples qu’on en connait tout près. En Algérie, la montée en puissance du mouvement islamique et la guerre civile assez difficile qu’elle a connue, fait qu’elle s’en sort difficilement. On le voit ailleurs aussi dans d’autres pays africains, en Somalie avec, des retombés au Kenya. Maintenant au Nigeria, au Niger, le Tchad, avec Boko Haram. On le voit aussi de loin, au Moyen-Orient en Irak, en Syrie. Il nous fait faire beaucoup attention. Une guerre de secte religieuse est la pire des choses qui puisse arriver à un pays. Les politiques doivent en tirer toutes les conséquences. En ce qui concerne la situation sécuritaire, là aussi, je pense que les maliens avaient beaucoup d’illusions. Mais on se rend compte que la sécurité tarde à venir et que l’insécurité se répand de plus en plus vers le Sud y compris la capitale. Cela inquiète beaucoup les Maliens. A mon avis, cela est du d’abord du fait que les maliens n’ont pas pris conscience des enjeux de l’intervention française. Mais aujourd’hui beaucoup ont compris quels étaient les véritables objectifs de cette intervention. Loin de venir stopper l’avancée djihadistes, sauver le Mali et de réaliser son intégrité territoriale autour de l’Etat malien, on a vu le jeu français au fil du temps se dévoiler à travers ses appuis à certains mouvements armés. Il ya aussi le fait que le mandat de la MINUSMA, semble simplement faire d’elle, une force d’interposition alors qu’il ya des défis importants. Quand il s’agit souvent de combattre les Djihadistes, la MINUSMA répond que ce n’est pas son travail, c’est à Barkhane de le faire. Barkhane est un instrument militaire aux mains de l’Etat français, qui applique la politique française. Ça veut dire que la situation sécuritaire est assez confuse et on ne va pas s’en sortir de cette situation aussi facilement. L’histoire montre que les interventions des Nations Unies dans les différents pays africains ont toujours mis du temps avant de porter fruits. D’ailleurs on peut dire que ça rarement porté fruit. Les maliens doivent comprendre qu’il ya urgence à reconstituer notre appareil et notre capacité militaire de manière souveraine. Le défi le plus crucial qui attend aujourd’hui, les autorités actuelles, c’est le défi de la souveraineté. La question essentielle reste celle de la souveraineté. D’abord, la souveraineté passe par la prise du contrôle des ressources nationales. Ce qui n’est pas le cas. Le Mali est un pays riche, mais il ne contrôle pas ses richesses nationales. Les richesses nationales sont contrôlées par les sociétés étrangères. Il y a un défi majeur qui consiste à relever la question de la souveraineté économique sur notre pays. Le deuxième défi que nous devons relever, c’est celui de la souveraineté monétaire. Je crois que ces temps- ci, il ya eu beaucoup de discours tendant à dénoncer la prédominance du Francs CFA et c’est ce système par lequel la France tient nos pays. Aller dans le sens du renforcement de notre souveraineté, prendre le contrôle monétaire de notre pays, cela va aussi nous assurer une souveraineté politique qui permet aux Maliens de chercher d’autres alliés en dehors du camp Européen. Aujourd’hui l’accompagnement dont le Mali a besoin va au-delà de la stratégie d’alliance avec la France. Il va falloir plus d’ouverture pour aller chercher d’autres partenariats féconds pour permettre à l’Etat malien de se renforcer. Vient ensuite la question de la souveraineté sur la sécurité. Un des acquis énormes de l’héritage de Modibo Keita est le 20 janvier qui s’approche d’ailleurs. Cet acte signifiait le départ de toutes les forces étrangères du Mali. C’est un des derniers acquis de cet héritage que nous avons bafoué en faisant appel aux forces étrangères. Rares, à l’époque, seuls les maliens comprenaient les enjeux qui disaient, pas d’interventions étrangères. Attention, ne mettons pas le doigt dans l’égrenage. Aujourd’hui, nous avons perdu toute souveraineté. La question essentielle pour les Maliens, c’est de reconquérir leur souveraineté dans les différents domaines dont je viens de parler surtout sur le plan militaire et sécuritaire. Tant que notre sécurité dépendra de troupes étrangères et de françaises, nous ne seront jamais souveraines dans ce pays. C’est un défi essentiel. L’autre grande inquiétude, c’est l’absence de perspectives. Notre pays est majoritairement jeune. Le constat accablant, c’est la faillite du système éducatif. Nous avons besoin d’une reforme de la même ampleur que celle de 1962 pour construire de nouvelles perspectives. Une jeunesse sans perspectives est un potentiel de violence énorme. Or , on a sentiment que la jeunesse est laissée pour compte, soit à elle va s’engager sur les chemins de l’aventure, à la recherche d’un devenir meilleur dans d’autres pays en servant parfois dans les cimetières dans les pays Européen de l’Afrique du Nord Est. Soit ils deviennent des narcotrafiquants ou des djihadistes. C’est alors l’impasse totale. Nous avons donc le devoir en 2016 de construire et d’ouvrir de nouvelles perspectives à cette jeunesse par des changements assez radicaux.
Le Pouce : Que préconisez-vous concrètement en termes de perspectives ?
Pr Issa N’Diaye : « Dans la vie, il faut d’abord une vision. Le problème du Mali, c’est qu’en termes de vision, nous sommes complètement en panne. Il nous faut un projet de société assez cohérent. Aujourd’hui nous ne savons pas ce que nous devons faire ou d’où est ce qu’on doit aller au-delà des discours circonstanciels que nous faisons à longueur de journée. Les dirigeants de la première république avaient eu cet avantage. Ils avaient ne vision pour gérer le Mali. Aujourd’hui, les maliens n’ont pas de projet pour le Mali. Nous n’avons pas de projets collectifs. On a que des projets individuels. L’urgence est de construire un projet collectif pour le pays avec des objectifs quantifiés et mesurés basés sur nos propres ressources et compter sur nos capacités. Au Mali, on fait des projets en comptant sur les autres. A longueur de journée quand on écoute la radio, on entend que des milliards sont donnés, des milliards sont tombés, mais on comprend que ces milliards n’ont pas permis le décollage du Mali. On nous dit aussi, taux de croissance qui atteint presque les deux chiffres. Alors qu’en Europe, la croissance peine à atteindre même 1% .On dit toujours que l’Afrique est en pleine croissance. Mais la vérité est que c’est une croissance appauvrissant qui appauvrit les africains au fur et à mesure et au jour le jour. Le plus important, c’est que nous n’avions pas de perspectives d’emploi, ni de perspectives d’épanouissement. Les maliens sont quotidiennement talonnés par la faim. Ils tirent le diable par la queue quand ils le voient passer. Cette situation interpelle les gens. Donnons-nous un projet national.
Le Pouce : Comment ?
Pr Issa N’Diaye : « J’ai toujours pensé et dit que la situation du Mali est assez gravissime aujourd’hui. La seule perspective de nous en sortir, c’est de tenir des assises nationales souveraines. Il faut faire une différence entre les conférences nationales. Le schéma classique qu’on a vu jusqu’ici quand on parle de conférence nationale souveraine, c’est d’aller coopter les gens au sein de la classe politique, au sein de la société civile et qui parlent au nom des Maliens. Pourquoi ne pas entamer un long processus populaire qui consiste à donner la parole aux populations, jusque dans le plus petit hameau et progressivement à faire remonter ces débats jusqu’à un niveau national. Maintenant ceux qui viendront au niveau national sont les véritables délégués des populations. Ils pourront en ce moment prendre des engagements au nom des populations. Sur la base de ce consensus national qui sera dégagé, on va construire une nouvelle politique nationale. On va également construire un nouvel système politique. De nouvelles élections, avec de nouveaux critères d’exigence qui vont permettre à des candidats représentatifs de la volonté populaire pour assumer le destin de ce pays. Je sais que ce schéma ne plaira jamais à la classe politique parce que la tenue des assises nationales souveraine va les conjurer de la scène de l’histoire politique du Mali. Si on le tient, c’est le seul défi. C’est un passage obligé. Nous ne pouvons pas nous en sortir tant qu’on ne passera pas par un pareil chemin. Il est temps de demander aux maliens ce qu’ils veulent du Mali ; ou comment ils veulent que le Mali soit. Et c’est aux Maliens d’en décider en dehors de toute ingérence extérieure. Nous sommes suffisamment malades des interventions étrangères notamment de la présence des troupes étrangères ».
Le Pouce : Courant 2015, on a assisté à la signature de l’Accord pour la paix issu du processus d’Alger, peut on parler de sa faisabilité ?
Pr Issa N’Diaye : « L’Accord d’Alger est un mauvais accord. A mon avis, l’Accord d’Alger n’a fait que reprendre ce qui a été fait dans le temps. A chaque fois, qu’il ya eu une crise, la rébellion au niveau du Mali, on a toujours appliqué ce qu’on appelle le système de corruption pour acheter les gens. On distribue des prébendes aux gens, on recrute massivement les rebelles dans la fonction publique, armée ou autres. On intègre certains dans les sphères du pouvoir. Le tour est joué jusqu’à la prochaine. D’autres pourront venir s’associer au partage du cadeau, qui vont se rebeller, qui vont eux aussi prendre les armes. Le circuit se renouvelle sans cesse. Il faut sortir de ce schéma là. La paix au Mali sera le fait des Maliens. L’accord d’Alger est un accord qui a été imposé, voulu et conçu par les puissances extérieures. C’est un mauvais accord qui a été imposé au Mali. C’est aux Maliens de faire la paix entre eux. On ne saurait faire la paix sans associer les communautés à la base. Cela montrera en réalité que les mouvements rebelles qui prétendent des populations ne représentent que des intérêts particuliers d’individus qui ont pris des armes, parce que mecontents de la situation et qui veulent avoir leur part de gâteau au niveau du Mali. Je pense qu’on est dans ce cycle infernal de rébellion sans cesse renouvelée. Il n’est pas sûr que les accords d’Alger en l’état apportent une solution définitive à cette question. Je crois qu’il ne faut pas se le cacher, il existe des problèmes de gouvernance qui ne concerne pas seulement le nord, mais qui concerne tout le Mali. On assiste au pillage du pays par une certaine élite non représentative que nous avons élu. Il ya toutes ces questions qu’il faut mettre à plat pour réinstaurer la paix de manière définitive. La paix, c’est l’affaire des Maliens. Ce n’est pas l’Accord d’Alger qui construira la paix au Mali. C’est au Mali et entre maliens que nous arriverons, si nous nous mettons à construire la paix. Mais cela passe par le fait que nous devons avoir des forces armées nationales capables de combattre tous les seigneurs de guerre quels qu’ils soient et de quelques confessions qu’ils soient. Ceci est important. Je crois que les accords d’Alger n’apporteront pas la paix que nous attendons.
Le Pouce : Des rumeurs font état de l’imminence d’un remaniement ministériel. Quelle est votre perception sur la question?
Pr Issa N’Diaye : La question de remaniement ministériel revient de façon cyclique, surtout à des moments où le sentiment général des maliens est qu’on est l’impasse. Il ya une expression de besoin de changement que le malien éprouve. On fait courir la rumeur du remaniement. Le remaniement qu’on a vu, on peut dire que la montagne a accouché d’une souris. Mais en réalité c’est le même système qui reprend, qui continue. Ce sont les mêmes hommes qui continuent à quelques exceptions prêts. Même ceux qui ont entrainé le pays dans la faillite sont toujours là. Je ne pense que la solution soit le remaniement. Evidemment il est à prévoir que conformément aux accords d’Alger, il va falloir faire de la place à certains mouvements rebelles. Cela confirme ce que j’ai dit tantôt, que les mouvements rebelles n’ont que pour ambition de participer partage du gâteau du pouvoir. Alors que leur préoccupation fondamentale n’est pas la population. On voit un pays qui est appauvri, avec trop de problème qui va multiplier les postes ministériels, pour se partage les dépouilles et aggraver la situation. Je crois que ce n’est pas la solution. La solution à mon avis, réside dans une forme de rupture par la mise en place d’un nouveau projet type pour le Mali. Le seul porteur de ce projet ne peut être que le Président de la république. La question n’est pas de changer le gouvernement, mais c’est de changer de politique. Au besoin, si le politique n’est pas à mesure de changer, de travailler les conditions pour que nous ayons un changement politiquement véritable. Je pense que c’est l’enjeu aujourd’hui. Or je n’ai pas le sentiment que le pouvoir actuel l’entende de cette oreille là. Le remaniement ne donnera rien, ne réglera pas fondamentalement les problèmes de fond du Mali. Les problèmes de fond du Mali, c’est le courage d’avoir des choix politiques qui vont dans le sens de la préservation des intérêts véritables des populations. Or, on n’est pas du tout dans ce schéma là.
Entretien réalisé par Tiémoko Traoré