Récemment, une psychologue française se demandait pourquoi pensions-nous le monde en noir et blanc, en bien et mal, en gentil et méchant. La Covid-19 et l’effet George Floyd confortent cette pensée manichéenne ; deux alternatives contradictoires s’imposent à nous : pour ou contre, antinoir ou noir, anticolonialisme ou préfets de la France, déboulonnement ou anti-déboulonnage. En lisant les arguments divergents des uns et des autres sur le sort de la statue de Faidherbe à Saint-Louis, je finissais par tomber d’accord avec tous ! Peut-être devrions-nous alors aborder la question sous un angle autre que celui de l’antagonisme !
Loin de moi de vouloir trouver une histoire entre-deux, une histoire conciliante, voire pardonnante ; il est plutôt question pour ma part d’inviter à la réflexion autour d’une histoire du vivre-ensemble, moins dualiste, plus plurielle pour englober les interactions historiques et les aspirations d’aujourd’hui. Loin de moi de vouloir déformer l’histoire comme mes aïeuls l’ont fait naguère ; c’est surtout d’éviter que nous soyons captifs d’une histoire idéologique qui nous renferme dans des stéréotypes rabaissant et qui nous éloigne de la vérité et de ses multiples nuances.
Cet exercice n’est pas facile. Je m’y jette à corps perdu quand même. Dans l’hystérie d’une humanité qui doute d’elle-même sur fond d’une crise socio-économique sans précédent, la dualité des esprits est plus exécutable car simpliste. Pourtant, l’histoire ne manque pas de ressources « achromatopsiques » : l’Afrique, depuis ses origines, favorisa la cohabitation avec son dissemblable. Ce continent est le fleuron de l’histoire gagnante-gagnante. S’additionnèrent aux cultes traditionnels animistes les religions monothéistes venues d’ailleurs. Cette juxtaposition se singularisa par des processus culturels et cultuels originaux, à l’exemple de l’ethiopianisation du christianisme ou de l’émergence d’un Islam noir.
La région du Sénégal, marquée par de nombreux emprunts extérieurs résultant du croisement des Empires et des petits royaumes d’une part et de sa connexion avec l’Europe d’autre part, donna naissance à un modèle démocratique du vivre-ensemble inédit. Ce pays a réussi jusqu’à maintenant à inclure les intérêts particuliers de nombreuses ethnies et de communautés dans l’idéal de la régulation démocratique gérée par l’Etat central. Les confréries ont préservé la stabilité et la paix au Sénégal.
Seulement, ce modèle de cogestion démocratique s’essouffle depuis quelques décennies. L’élection d’un catholique à la tête de l’Etat sénégalais serait presque mission impossible aujourd’hui ! Les divisions se font plus fortes et inquiétantes. Avec l’appui de Macky Sall, le professeur Iba Der Thiam a travaillé sur l’Histoire Générale de ce pays. Sa réécriture n’a pas été un long fleuve tranquille. De nombreuses familles religieuses s’insurgèrent contre les versions les concernant. A la veille de la Tabaski, fête du pardon, Mame Mactar Guèye, président de JAMRA, provoqua l’indignation des catholiques du Sénégal, ulcérés par son assimilation des Saintes chrétiennes à des personnages de fiction supposés immoraux.
Dans la polémique des séries jugées indécentes, pourtant de fabrication sénégalaise, les enjeux en question s’inscrivent dans une contestation plus large du vivre-ensemble entre frères et sœurs dissemblables mais égaux. Au XVIIIe et XIXe siècle, en Afrique, des djihadistes remettaient déjà en cause les sociétés où coexistaient musulmans et non musulmans (diffusion du christianisme dès le 1er siècle en Egypte), et la pratique de l’Islam noir considérée comme impure. Début 2012, les djihadistes saccagèrent les mausolées de Tombouctou.
Au-delà de la notion évolutive des bonnes mœurs, ce sont aussi et surtout les femmes qui sont visées par Mame Mactar Guèye. De nombreuses sénégalaises réfutent la société patriarcale imposée par les religions monothéistes et la colonisation. Elles rappellent en chœur que le féminisme africain n’a jamais été importé mais fait partie intégrante de l’histoire du continent. Elles revendiquent une nouvelle histoire gagnante-gagnante avec la place et la liberté qui leur reviennent.
Mame Mactar Guèye se serait excusé ; mes nombreux amis activistes, si prompts à la critique et à l’acharnement contre le pouvoir, lui ont pardonné ses offenses contrairement à Idrissa Seck et ses paroles sur la Mecque et Jérusalem qui lui coutèrent sûrement la présidentielle de février 2019. A vrai dire, Mame Mactar Guèye, bien qu’il se réjouisse d’une couverture médiatique occidentale à son bénéfice sur sa page Facebook (peut-être le syndrome de Stockholm !), rassemble ses fidèles sur la base du bannissement occidental.
C’est symptomatique du processus de construction ou reconstruction nationale d’identifier un ennemi commun. Cela influe sur la mémoire collective et les masses. Dans le cas du Sénégal, les bienfaits du modèle de cogestion démocratique ne sont plus autant valorisés. Il faut dire que, depuis les années 2000, le tout-développement a tellement été vendu aux sénégalais qu’il en est devenu le seul paradigme national. L’émergence (conséquence logique du tout-développement) tarde pourtant, les jeunes n’ont pas d’emploi, le nombre de ménages sous le seuil de pauvreté reste élevé, le Sénégal est alors en quête d’une nouvelle étape d’indépendance patriotique autocentrée.
Le sous-développement, c’est la faute à Voltaire et des valets de la France ! C’est la rhétorique bien connue des Wadistes dans l’opposition et des Sonkistes se présentant comme des doctrines nationalistes d’auto-développement. Cette nouvelle lutte sociale et politique autorise à se dédouaner de toutes responsabilités dans les échecs socio-économiques depuis les années 80, à développer la théorie du « coup de poignard dans le dos » relié à un ennemi intérieur en la présence des chefs d’Etat serviables, et à l’utiliser comme un instrument populiste d’accès au pouvoir.
Le risque d’une réécriture de l’histoire dans cette configuration-là, encore que relevant de la souveraineté du Sénégal, est de fragiliser l’ADN du vivre-ensemble. Faidherbe est menacé d’être tué une deuxième fois, après avoir quitté le Sénégal en 1865 à la demande de la communauté européenne jugeant entre autres sa proximité avec les « indigènes » gênante. A la lecture du brillant article d’Abdoulaye Bathily (« Le rôle de l’œuvre ethno-historique de Faidherbe dans la conquête française du Sénégal »), son déboulonnement ne saurait nous rendre tristes. L’école des otages créée par le gouverneur illustre la planification d’un asservissement culturel certain.
Toutefois, faut-il appréhender l’histoire de Faidherbe à travers le seul prisme de la lutte des classes si chère à Bathily, et de sa critique envers l’éclosion d’une bourgeoisie coloniale ? Que dire de l’apparition des nouveaux riches sous l’ère de Me Abdoulaye Wade et celle de son allié Macky Sall ? L’histoire de Faidherbe, c’est aussi l’engendrement d’une communauté de métis au Sénégal. C’est pourquoi la question du déboulonnement, plus qu’ailleurs dans le monde, disloque la société sénégalaise.
Peut-être cette histoire est-elle pénible aux yeux des puristes ethniques et culturels mais elle existe : elle a produit un genre nouveau de sénégalais, certes minoritaire mais bien présent dans l’histoire du Sénégal dès le XVème siècle, connu sous le nom de Signare. Une des nièces de Ndaté Yalla en était une. Sous Faidherbe, des grandes familles métisses connaîtront un rayonnement extraordinaire. Aujourd’hui, certaines de ces familles historiques ont le sentiment d’être « bornoyées » alors que d’aucunes ont contribué à l’indépendance du Sénégal.
Toujours dans son article, le Professeur Abdoulaye Bathily s’attarde sur l’appartenance des métis de Faidherbe à deux mondes antagonistes. Selon lui, ils se seraient exclus de la société africaine pour servir les intérêts de la France. Cette vision du métis et des mondes antagonistes, et j’en reviens au début de mon édito, est manichéenne. Je crains qu’elle perdure, et que des politiques malintentionnés causent des dégâts irréparables. J’en veux pour preuve des responsables de parti de l’opposition qui déclaraient il y a peu ne pas aimer « ceux (les Africains) qui sont avec eux d’ailleurs (les Européens) » (mariage mixte, diaspora…).
Ce qui est grave, c’est d’une part la stigmatisation des métis qui sont les parties communes de la maison du Sénégal au même titre que d’autres communautés, et d’autre part celle de la diaspora africaine qui vit en Europe, elle-même particularisée par son nouveau vécu interculturel issu des deux continents. Dans ce rapport des antagonismes contre les interactions, la constitutionnalisation d’un droit au retour pour les Afro-américains victimes de violences raciales, formulée par Achille Mbembé, me laisse perplexe. Cette suggestion donnerait raison aux suprémacistes : nous vivrions dans un monde séparatiste ! Décevant pour l’inventeur de l’Afropolitain !
Oui, Aminata Touré a raison en proposant le remplacement de la statue de Faidherbe par celle de Ndaté Yalla. Elle marquerait le symbole de la résistance trop méconnue face aux anciens colons. J’apprécie particulièrement les propos rassurants de l’ancienne première ministre : ce déboulonnement ne se ferait contre personne. Ndaté Yalla serait donc l’héroïne de tout un peuple, sans antagonisme. En revanche, la statue de Faidherbe devrait rejoindre plus tard un musée de l’histoire coloniale à Dakar ou Saint-Louis en coopération avec la France. Les deux pays partagent déjà des archives sur cette époque. Je reviendrai dans ma deuxième partie sur cet aspect-là.
Le Sénégal a besoin de réécrire par équité son histoire, ne serait-ce que pour la rééquilibrer. Mais ce pays ne doit pas perdre de vue que son histoire est plurielle, elle doit y incorporer les femmes, les métis, les ethnies, les confréries, les libanais, les chrétiens et autres, sans laisser une personne en marge de l’histoire gagnante-gagnante. Le Sénégal d’aujourd’hui, c’est Méroé, la métisse d’hier qui, malgré ses emprunts aux empires précédents, a créé une civilisation autonome brillante.
A suivre…
par l’éditorialiste de seneplus, Emmanuel Desfourneaux