Pour des économistes comme Anthony Atkinson et son élève Thomas Piketty, les politiques libérales appliquées au milieu des années 80, dans le sillage de Thatcher (Grande Bretagne) et de Reagan (USA), ont provoqué un accroissement des écarts entre riches et pauvres, alors que l’Etat-providence avait permis de les réduire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans les pays en développement, la précarité de la majorité est accentuée par des fléaux comme la corruption et la délinquance financière qui sont en train de restreindre de façon drastique le cercle de ceux qui peuvent encore vivre dans la décence.
«L’économie n’est pas une science dont l’unique objet doit être l’efficacité de la machine à produire des richesses, et les économistes n’ont pas à se consacrer exclusivement à huiler ses rouages. Ils peuvent aussi s’adresser aux citoyens pour prévenir que quelque chose ne tourne pas rond» ! Tel est le résumé que font nos confrères de Libération (quotidien français) du livre «Inégalités» d’Anthony Atkinson.
Un éminent économiste qui a pris la plume pour dénoncer «la machine à accumuler du patrimoine entre quelques mains» et «les dangers d’une société qui voit se creuser les inégalités». Une situation qui, loin d’être une fatalité, résulte évidemment d’un système bien organisé et mieux alimenté aux dépens de ceux qui sont progressivement relégués dans la misère sur le banc de la société.
Une exclusion qui prend de l’ampleur d’année en année car, comme le dénonce un rapport que l’ONG internationale OXFAM vient de publier : «62 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale». Effarant ! Intitulé «une économie au service des 1%», ce rapport montre que le patrimoine de la moitié la plus pauvre de la population mondiale s’est réduit de mille milliards de dollars depuis 2010. Cette baisse de 41 % s’est produite alors même que la population mondiale augmentait de 400 millions de personnes.
Dans le même temps, le patrimoine des 62 premières fortunes mondiales a augmenté de plus de 500 milliards de dollars pour atteindre un total de 1 760 milliards. Le rapport montre également que les inégalités frappent les femmes de manière disproportionnée, avec seulement neuf femmes contre 53 hommes parmi ces grandes fortunes.
Les dirigeants (hommes et femmes) du monde parlent de plus en plus de la «nécessité de lutter contre les inégalités» et, en septembre dernier, ils se sont fixé l’objectif de les réduire. Pourtant, déplore OXFAM, «l’écart entre la frange la plus riche et le reste de la population s’est creusé de façon spectaculaire au cours des douze derniers mois».
À la veille de la rencontre du Forum économique mondial de Davos de l’an dernier, Oxfam avait prédit que 1% posséderait plus que le reste du monde en 2016. Cette prédiction s’est en fait réalisée dès 2015, donc un an plus tôt. L’ONG britannique réclame donc des «mesures urgentes» pour faire face à la crise des inégalités extrêmes, qui menace de faire reculer les progrès accomplis dans la lutte contre la pauvreté au cours de ce dernier quart de siècle.
En priorité, elle appelle à mettre fin à l’ère des paradis fiscaux, qui a vu de plus en plus d’entreprises et de particuliers recourir aux «centres offshore» afin d’éviter de «verser leur juste contribution à la société». Une pratique qui prive les États de précieuses ressources nécessaires pour lutter contre la pauvreté et les inégalités. Si elles sont judicieusement utilisées bien sûr.
Généralement, une fois versées au Trésor public, ces ressources fiscales servent aussi à entretenir les bourgeoisies et les élites nationales qui ont confisqué tous les rouages économiques. «Il est tout simplement inacceptable que la moitié la plus pauvre de la population mondiale ne possède pas plus que quelques dizaines de personnes extrêmement fortunées», dénonce Winnie Byanyima, directrice générale d’Oxfam International, qui a assisté de nouveau à la rencontre de Davos (20-23 janvier 2016), après l’avoir co-présidée l’an dernier.
«Les dirigeants du monde s’inquiètent de l’aggravation de la crise des inégalités sans pour autant prendre des mesures concrètes», dénonce-t-elle. La directrice d’OXFAM poursuit, «nous ne pouvons pas continuer à laisser des centaines de millions de personnes souffrir de la faim, alors que les ressources qui pourraient les aider sont amassées par quelques personnes en haut de l’échelle».
Elle a exhorté les gouvernements, les entreprises et les élites réunies à Davos à contribuer à mettre fin à l’ère des paradis fiscaux qui alimentent les inégalités économiques et empêchent des centaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté. Les multinationales et les grandes fortunes ne suivent pas les mêmes règles que l’ensemble de la population, refusant de payer les impôts dont la société a besoin pour fonctionner.
On estime que 7 600 milliards de dollars de capitaux privés sont détenus sur des comptes offshore, ce qui représente un douzième de la richesse mondiale. Si des impôts étaient payés sur les revenus générés par ces avoirs, les États disposeraient de 190 milliards de dollars de plus par an. Selon les estimations, 30 % des avoirs financiers africains seraient placés sur des comptes offshores, ce qui représente un manque à gagner fiscal de 14 milliards de dollars par an pour le continent.
Cette somme, rappelle Winnie Byanyima, suffirait à couvrir les soins de santé maternelle et infantile qui pourraient sauver 4 millions d’enfants par an. Elle permettrait également d’employer suffisamment d’enseignants pour scolariser tous les enfants africains.
Des «paradis» alimentés par la corruption
Par rapport à l’Afrique, ces paradis fiscaux sont alimentés par la corruption, la délinquance financière des élites dirigeantes, mais aussi par les magouilles des multinationales qui ont planifié un système pour priver nos Etats d’importantes richesses foncières. La corruption, pour des experts, en détournant les modes démocratiques et en privant les Etats de ressources nécessaires à l’exercice de leurs fonctions de base en matière de garanties et production de services de base, «viole indirectement la plupart des droits humains fondamentaux».
Ce fléau est par exemple la source de l’état de délabrement des services de santé et d’éducation. La corruption, comme l’attestent plusieurs indicateurs, est donc en partie à la source d’une dégradation de l’état de santé d’une grande partie de la population mondiale. Tout comme elle peut provoquer des hausses de prix, en particulier des produits importés. Et cela aux dépens généralement des plus pauvres qui ont difficile accès au droit à une alimentation suffisante.
Ainsi, récemment, Transparency International chiffrait de 20 à 30% le renchérissement moyen des prix au détail dû à la corruption dans un pays pauvre. L’effet est considérable sur les couches les plus démunies… C’est aussi un fléau qui hypothèque la diversification de la production, notamment agricole, car «les taxes occultes» imposées aux denrées transportées en provenance de régions éloignées des villes rendant ces produits non compétitifs. Ainsi, ces réseaux de corruption encouragent le développement d’une économie souterraine.
Ce qui est de nature à détourner les investissements étrangers vers des pays à fonctionnement institutionnel moins aléatoire et plus efficient. Selon certaines études, investir dans un pays relativement corrompu peut coûter jusqu’à 20% de plus que dans un pays qui ne l’est pas. Elle entraîne donc un retard supplémentaire dans le développement des pays, enfonçant ces derniers dans le cercle vicieux de la pauvreté, forme de privation grave de Droits économiques, sociaux et culturels (DESC).
En Afrique, les inégalités découlent également du vol planifié par les multinationales en activité sur le continent. Ainsi dans son rapport «Parlons argent : l’Afrique invitée du G7», publié en juin 2015, Oxfam révélait qu’en 2010, la dernière année pour laquelle des données sont disponibles, des multinationales et des investisseurs basés dans les pays du G7 ont escroqué l’Afrique de 6 milliards de dollars, rien qu’en comptant les manipulations liées aux transferts de bénéfices entre filiales.
Cette somme correspond à sept fois les fonds nécessaires pour combler le déficit de financement de la santé en Sierra Leone, au Liberia et en Guinée-Conakry, les trois pays touchés par l’épidémie d’Ebola. Les pays en développement perdent au moins 170 milliards de dollars de recettes fiscales par an, car des grandes fortunes et des multinationales cachent des sommes considérables dans les paradis fiscaux.
Malheureusement, de nombreux gouvernements se rendent complices du maintien de ce réseau. Les pays les plus pauvres en subissent particulièrement les conséquences, puisqu’ils sont privés des fonds qui leur permettraient de financer leurs services de santé et d’éducation et de lutter contre la pauvreté.
Il est temps de mettre fin à l’ère des paradis fiscaux et d’en finir avec les inégalités extrêmes. Et pour ce faire, OXFAM a lancé une pétition en ligne. Dans la matinée du samedi 23 janvier 2016, on était à 93 376 signatures pour un objectif de 250 000. «Pour lutter contre la pauvreté, il est primordial que nous éradiquions les paradis fiscaux», souligne l’ONG internationale.
En signant, les signataires rejoignent «une communauté mondiale» qui, d’une «seule voix», appelle les chefs d’État et de gouvernement à éradiquer ces paradis fiscaux une bonne fois pour toute. Les gouvernements doivent conjuguer leurs efforts pour mettre un terme à ce système, et mettre en place un système fiscal international juste pour le plus grand nombre, et non pour une minorité.
Elle sera remise aux décideurs du monde lors de l’Assemblée générale des Nations unies au mois de septembre prochain, soit exactement un an après l’adoption des objectifs mondiaux pour éliminer l’extrême pauvreté et réduire les inégalités.
Moussa BOLLY (Avec Oxfam et Libération)