35 chefs d’Etat, anciens ou actuels, et 130 milliardaires éclaboussés
ENQUÊTE « Le Monde » et le consortium de journalistes ICIJ ont eu accès aux données confidentielles de quatorze cabinets spécialisés dans les paradis fiscaux, révélant les secrets de 300 responsables publics, 35 chefs d’Etat, 130 milliardaires… C’est le cauchemar des riches et des puissants qui recourent à des paradis fiscaux pour dissimuler leurs avoirs aux regards indiscrets : un leak, une fuite massive de données confidentielles, qui jette une lumière crue sur leurs secrets.
Ce jour tant redouté est arrivé pour les 35 chefs d’Etat (anciens ou actuels) et les 130 milliardaires qui apparaissent dans les « Pandora Papers », la nouvelle enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire. Près de 12 millions de documents, provenant des centres offshore les plus opaques de la planète, ont été transmis par une source anonyme à un consortium de 150 médias internationaux, parmi lesquels Radio France et «Cash Investigation» en France.
L’ICIJ et ses partenaires ont eu accès aux archives de quatorze cabinets distincts, tous spécialistes de la création de sociétés anonymes. Quatorze maillons de la longue chaîne qui fait tourner le monde parallèle de l’offshore, où les règles classiques de l’économie (transparence, équité, responsabilité) n’ont pas cours. Leurs noms ne parleront pas au grand public : Trident Trust, DadLaw, SFM, Alcogal, Il Shin…
Pourtant, à l’image du cabinet Mossack Fonseca, au cœur du scandale des « Panama Papers » en 2016, ces cabinets disséminés dans des paradis fiscaux aux secrets d’habitude bien gardés (Belize, îles Vierges britanniques, Chypre, Dubaï, etc.) jouent un rôle central dans ce système biaisé en faveur des plus riches, à même de s’offrir, pour quelques milliers d’euros, la protection d’une société-écran.
Assurance-vie contre les aléas politiques
Parmi les dizaines de milliers de propriétaires de sociétés révélés par les « Pandora Papers », dont 600 Français, figurent un nombre sans précédent de responsables politiques de haut niveau, aux quatre coins du monde : l’ancien premier ministre britannique Tony Blair, l’ancien directeur général du Fonds monétaire international Dominique Strauss-Kahn, le président kenyan Uhuru Kenyatta, le premier ministre libanais Najib Mikati, le roi de Jordanie Abdallah II, le Premier ministre tchèque Andrej Babis, le président équatorien Guillermo Lasso, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, le président gabonais Ali Bongo, le Premier ministre ivoirien Patrick Achi, le président congolais Denis Sassou Nguesso… A leurs côtés, une poignée d’hommes politiques français, souvent murés dans le silence au moment d’expliquer la raison d’être de leurs sociétés offshore. Au total, l’ICIJ a dénombré dans le leak plus de 300 responsables publics du monde entier.
Il apparaît, à la lumière de cette nouvelle enquête, que Mossack Fonseca, par lequel le scandale des « Panama Papers » a éclaté, était loin d’être un cas isolé. Cet inventaire vertigineux bouscule notre compréhension de la nature profonde de ces territoires qu’on appelle « paradis fiscaux ». De fait, l’intérêt pour un chef d’Etat autocrate de frauder sa propre administration fiscale peut sembler limité. Bien plus qu’une fiscalité allégée, c’est l’opacité que viennent chercher dans ces centres offshores les politiques soucieux de soustraire aux yeux du public leurs activités et leurs avoirs.
« Si le roi de Jordanie affichait sa richesse publiquement, cela contrarierait non seulement son peuple, mais aussi les bailleurs de fonds occidentaux qui l’ont aidé », résume par l’exemple Annelle Sheline, chercheuse américaine au Quincy Institute et spécialiste du Moyen-Orient. En plaçant leurs avoirs dans des sociétés et des comptes anonymes à l’étranger, parfois au profit de leurs proches, ces chefs d’Etat s’achètent aussi une assurance-vie contre les aléas politiques. Ils protègent leur fortune contre les poursuites judiciaires qui pourraient être intentées contre eux, au titre des biens mal acquis, s’ils se voyaient écartés du pouvoir.
Criminels et scandales ignorés
Les centres offshore offrent une protection non pas seulement contre les taxes, mais aussi contre les lois et les juges, souvent bien en peine de faire aboutir leurs enquêtes dans l’entrelacs des sociétés anonymes installées dans des juridictions aux règles protectrices. En témoigne l’impressionnante liste de criminels de tout pedigree qui apparaissent dans les «PandoraPapers», du vendeur d’armes au narcotrafiquant, du criminel sexuel en fuite au mafieux italien. Comme Raffaele Amato, un cadre de la Camorra soupçonné d’une douzaine de meurtres, dont l’histoire a inspiré le livre et la série télévisée Gomorra. Il a utilisé une société-écran pour acheter des terrains en Espagne après avoir fui la justice. Ou encore Jho Low, le personnage-clé du scandale 1MDB, l’un des plus grands détournements d’argent public de l’histoire. Les documents révèlent une myriade de sociétés constituées par l’homme d’affaires, aujourd’hui en fuite, pour siphonner l’argent du fonds souverain malaisien afin d’acheter des hôtels de luxe en Californie.
Derrière les procédures judiciaires déjà en cours, combien de scandales ignorés, qui dorment encore dans les archives de ces cabinets offshore ?
Probablement beaucoup, à en juger par le nombre conséquent d’histoires exhumées en quelques mois par les 600 journalistes ayant exploré les archives secrètes de ces quatorze firmes, composées de documents s’étalant de 1996 à 2020.
Au Mexique, une congrégation religieuse secouée par un scandale d’agressions sexuelles est parvenue à exfiltrer des centaines de millions de dollars vers des structures opaques quelques jours avant sa mise sous tutelle par le Vatican, compliquant le dédommagement financier de ses victimes. En France, un conspirationniste d’extrême droite a eu recours à une société seychelloise pour vendre livres et pilules miracles. Aux Etats-Unis, des enquêteurs se sont heurtés à des «trusts», des structures ultra-opaques, au moment de mettre la main sur des antiquités khmères de contrebande. En Italie, un terroriste néofasciste a constitué un véritable empire financier occulte à l’aide d’intermédiaires suisses et panaméens.
Dérives généralisées
Comment un tel système, malgré la succession ininterrompue de scandales, peut-il perdurer ? D’abord en raison d’une fiction tenace, selon laquelle le système offshore est un outil neutre, qui serait simplement mal utilisé par certains, comme peuvent l’être le couteau, l’atome ou les réseaux sociaux. Dans la majorité écrasante des pays du monde, il n’est pas illégal de détenir des actifs offshore, ou d’utiliser des sociétés anonymes avec des hommes de paille. Ces instruments sont même considérés comme nécessaires, pour conduire des affaires au travers des frontières, dans une économie mondialisée où le maquis des législations et des fiscalités nationales disqualifierait toute alternative. Aujourd’hui, seuls sont punis les usages illégaux qui en sont faits, comme la fraude fiscale, la corruption ou le blanchiment d’argent.
Or, année après année, les révélations de la presse viennent confirmer le caractère généralisé des dérives de ce système. « Offshore Leaks » (2013), « China Leaks » (2014), « Panama Papers » (2016), « Bahamas Leaks » (2016), « Football Leaks » (2016), « Money Island » (2017), « Malta Files » (2017), « ParadisePapers » (2017), « Dubaï Papers » (2018), « FinCEN Files » (2020), « OpenLux » (2021), et maintenant « Pandora Papers ». Chacun de ces scandales vient révéler l’incapacité des autorités à surveiller efficacement ces territoires opaques du monde financier, qui concentrent plus de 8 700 milliards de dollars d’actifs (7 900 milliards d’euros), selon les dernières estimations de l’économiste Gabriel Zucman, remontant à 2017.
Certes, sous la pression de l’opinion publique, d’incontestables progrès ont été accomplis au cours de la dernière décennie. Le sacro-saint secret bancaire a été levé dans l’Union européenne en 2017. Depuis 2019, la transparence est théoriquement la norme dans le monde entier, grâce à l’échange automatique d’informations sur les comptes bancaires, visant à prévenir les autorités fiscales dès lors qu’un de leurs ressortissants détient des actifs financiers à l’étranger. Dans le même temps, un nombre croissant de pays se sont lancés dans la mise en place de registres recensant les propriétaires réels des sociétés, pour enfin percer le secret des prête-noms.
Mais tout cet édifice repose sur la bonne conduite des intermédiaires financiers, ceux qui enregistrent les sociétés et sont responsables de la collecte de l’information sur leurs clients. Parmi eux, on retrouve les quatorze cabinets au centre des « PandoraPapers », mais également un écosystème bien plus large, composé de banquiers, d’avocats, de notaires et autres prestataires, sans lequel le marché de l’offshore n’existerait pas. Ce sont ces prestataires qui l’organisent, le font vivre et prospérer, en vendant, pour quelques milliers d’euros ou de dollars, toute la palette d’instruments permettant aux clients de se cacher derrière des paravents et d’opacifier leurs avoirs, de la société virtuelle avec prête-nom au « trust » garantissant l’anonymat sur des générations.
Le sujet est d’autant plus central que ces marchands de secret, lorsqu’ils sont mis en cause, refusent d’endosser toute responsabilité en matière de lutte anti blanchiment. Ils renvoient ainsi invariablement la question à l’éthique des clients finaux, pour qui ils créent ces sociétés, voire à la responsabilité des Etats eux-mêmes qui, disent-ils, se montreraient défaillants dans leurs contrôles.
Nouveaux eldorados
Or les « Pandora Papers » confirment que ces cabinets sont nombreux à faillir à leurs missions de « due diligence » – ces vérifications de base qu’ils sont censés effectuer, pour contrôler la probité de leurs clients et la légalité de leurs transactions. Il apparaît aujourd’hui, à la lumière de cette nouvelle enquête, que Mossack Fonseca, par lequel le scandale des « Panama Papers » a éclaté, était loin d’être un cas isolé. D’ailleurs, certains cabinets ne se sont pas privés de prendre le relais de leur concurrent panaméen, défait par le scandale, en récupérant son portefeuille de sociétés offshore.
Enfin, le système se perpétue à cause d’une concurrence mondiale délétère vers le moins-disant en matière de transparence. Dans les Caraïbes, les centres offshore déjà éclaboussés par les scandales tentent tant bien que mal de se mettre au diapason de la communauté internationale, en adoptant des règles de contrôle plus contraignantes vis-à-vis de leur clientèle. Ainsi a-t-on vu certains paradis fiscaux bien établis renforcer leur arsenal législatif, qui en acceptant la création d’un registre public des bénéficiaires réels des sociétés, qui en refusant le mécanisme opaque des actions au porteur.
Mais, dans le même temps, de nouveaux eldorados ouvrent les bras aux clients en quête d’opacité. Alors que les territoires confettis sont sommés de trouver un nouveau modèle économique, d’éminents centres financiers sont en passe de les supplanter. Petits Etats puissants (Singapour, Emirats arabes unis) ou territoires adossés à une superpuissance (Hongkong pour la Chine, le Dakota du Sud pour les Etats-Unis, Chypre pour l’Union européenne), ils sont moins sensibles à la pression internationale, et jouissent d’une plus grande tolérance. L’émirat de Dubaï symbolise à merveille cette évolution, profitant aujourd’hui d’une place financière hyper développée, et d’un modèle économique conçu et protégé par les familles royales émiraties.
La communauté internationale laissera-t-elle ces nouveaux paradis se transformer définitivement en havres pour la fraude fiscale et l’argent sale ?
Par Jérémie Baruch, Anne Michel, Maxime Vaudano et ICIJ
Source: Le Matinal