Ministre de la Justice, Garde des Sceaux dans le gouvernement formé par le Premier ministre Oumar Tatam Ly après l’élection d’Ibrahim Boubacar Keïta à la tête du Mali en septembre 2013, Mohamed Ali Bathily a été nommé au ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières dans le gouvernement Modibo Keïta. C’est à ce titre qu’il avait été invité par la Mouvance présidentielle en France à rencontrer la diaspora malienne sur le thème de la bonne gouvernance au Mali, le 18 juin 2016, dans les locaux de la Bourse du Travail, à St Denis, au Nord de Paris. Choguel Kokalla Maïga (ministre de l’Economie numérique et de la Communication, porte-parole du gouvernement) et Hamadoun Konaté (ministre de la Solidarité, de l’Action humanitaire et de la Reconstruction du Nord), qui avaient été annoncés comme invités, ont été excusés par les organisateurs.
Pas étonnant que les recommandations de Mohamed Bathily aient récemment agité certains bancs de l’Assemblée nationale, car il ne mâche pas ses mots. Après avoir dit que le thème choisi avait tendance à l’effrayer un peu, il a clairement exposé son point de vue. Plutôt que de le paraphraser, il vaut mieux restituer fidèlement les 25 minutes de son intervention face à un public nombreux.
«La bonne gouvernance, c’est vaste. Les périmètres vont à l’infini. Il faut tenir compte de la réalité du Mali et ne pas traiter de la fiction. Historiquement, et depuis fort longtemps, le Mali a été un terrain de mauvaise gouvernance, un terrain on ne peut plus inquiétant. La preuve, dans notre histoire, pratiquement tous les dix ou quinze ans, il y a des convulsions qui renversent tout sur leur passage et chaque fois, on a l’impression de faire un travail de Sisyphe, c’est à dire toujours recommencer à zéro. Au Mali, on recommence toujours à remonter les choses au nom de la bonne gouvernance. Cette bonne gouvernance s’incarne dans un mimétisme institutionnel qui peine à instaurer ce qu’est la bonne gouvernance. Pour dire qu’on est un Etat démocratique, on pense qu’il faut élire un président, mettre en place une Assemblée nationale, une Cour suprême et déclarer indépendante la justice.
Mais la reconnaissance de l’institutionnel théorique et le contenu réel de l’institutionnel sont deux choses différentes. Le Mali est passé par la désignation de ces institutions. En 1991, nous avons renversé un Etat dont on disait qu’il était très autoritaire, pour ne pas dire dictatorial. Le régime de Moussa Traoré proclamait des droits les empêchant d’être exercés. Après la chute de ce régime, on a voulu exercer tous les droits, ce qui a mis l’Etat en lambeaux. On avait accès à tous les droits, mais l’Etat était incapable de garder le contrôle. Le Mali est allé vers une forme larvée d’anarchie, où chacun faisait ce qu’il voulait, selon son rang, selon sa position dans l’administration, selon sa fortune, selon ses relations, selon sa position politique. Les moyens et les pouvoirs de l’Etat avaient été transférés dans des réseaux privés qui ne se préoccupaient que d’eux-mêmes.
De 1991 à 2012, c’est ce type d’Etat qu’était le Mali. Et c’est ce type d’Etat qui a fait faillite en 2012, car l’Etat n’existait plus. Le Mali a fait faillite, car l’Etat avait été accaparé par des gens qui utilisaient les moyens de l’Etat à des fins personnelles. Quand IBK est arrivé au pouvoir, la société était à deux vitesses. D’une part les citoyens lambdas et d’autre part, ceux qui avaient les moyens, les moyens économiques, les pouvoirs administratifs, civils ou militaires. Ces gens s’étaient installés comme à perpétuité dans une forme d’impunité absolue. Ces gens se prévalaient de leurs privilèges et on en tenait compte. Les institutions maliennes étaient utilisées par des réseaux plus forts qu’elles. L’indépendance de la justice est inscrite dans la Constitution malienne comme dans toutes les Chartes internationales, mais personne n’ignore qu’au Mali cette indépendance est comme une licence à tout faire. Lorsque les lois ne sont pas respectées, le juge s’enferme dans le mythe de l’indépendance de la justice, prend une décision, sachant pertinemment que cette décision n’est pas adossée à la loi, qu’elle obéit à autre chose. Pourquoi prétend-on qu’on a donné des libertés et des droits et que chacun est libre de les exercer, lorsqu’on ne peut pas en contrôler l’exercice par un système judiciaire fiable ? Cette question mérite d’être posée. C’est la raison pour laquelle le président IBK a déclaré l’année 2014, année de lutte contre la corruption. C’était une décision pour réhabiliter le système judiciaire, une décision pour que le citoyen reprenne confiance en l’Etat, une décision pour que les lois soient appliquées dans leur intégralité et leur intégrité. C’est ce que la bonne gouvernance signifie pour moi. C’est ce que le Mali doit rechercher, encore aujourd’hui.
La bonne gouvernance, ce n’est pas la proclamation de la bonne gouvernance, c’est un ensemble de pratiques qui doivent être construites et mises en application. Il y a donc un grand pas à faire. Le Mali est en train de le faire, mais ce n’est pas facile. Au Mali, 65 à 70% des citoyens sont des paysans qui exploitent la terre de façon très rudimentaire. Ils dépendent de leurs terres pour survivre. Au Mali, environ 90% des conflits et contentieux portent sur la terre. Comment pouvons-nous espérer un développement de notre pays, lorsque la terre est au cœur de toutes les convoitises ? Nous devons rationaliser l’accès au droit foncier. Les lois foncières doivent être mises au service de ceux qui utilisent la terre.
Dans un rapport de 2015, on apprend qu’au Mali, qui a un budget annuel de 2000 milliards de Fcfa, la terre a servi de sûreté foncière dans les banques à hauteur de 1534 milliards de Fcfa. C’est la somme que la terre a rapportée en terme de dette intérieure. Si on avait injecté cette somme dans l’agriculture, on aurait résolu les questions d’emploi, de disponibilité de l’eau en creusant des forages, de diversification des productions agricoles afin de dépasser l’auto-consommation actuelle, et d’atteindre une véritable commercialisation des produits. Ces 1534 Fcfa ont servi, non pas aux paysans, mais à des spéculateurs fonciers qui n’investissent pas dans le développement du pays. Ces 1534 Fcfa ont servi à des spéculateurs fonciers qui n’investissent que pour eux-mêmes, dans les voitures de luxe, des voyages, des villas somptueuses et inondent le marché malien de produits chinois. C’est cet ensemble de choses qu’il faudrait combattre. C’est le combat du Président IBK, mais cela devrait être notre combat à tous, qu’on soit dans le gouvernement ou pas, qu’on appartienne à un parti politique ou pas. C’est notre combat, car le Mali nous appartient à tous, autant que nous sommes.
L’impunité est un fléau. L’impunité au Mali est très élevée. Qu’il s’agisse de maires, d’élus en général, beaucoup spéculent sur le foncier. Ils morcellent et vendent des terres dont ils ne disposent pas, au vu et au su de tout le monde. On ne peut prétendre être en démocratie et tolérer de telles pratiques de la part de responsables qui parlent à notre nom, nous citoyens, dans certaines instances, alors qu’ils violent la loi que nous, Maliennes et Maliens, nous sommes donnée pour gérer notre pays. Cela est de l’ordre de l’inadmissible. C’est aux citoyens, à chacun d’entre nous, d’exiger et d’obtenir que les lois soient appliquées. Nous devons tous cesser de fonctionner dans un système qui permet à certains de profiter de privilèges qu’ils se sont eux-mêmes arrogés à perpétuité. Ce sont des intérêts mal acquis.
La bonne gouvernance, c’est notre capacité individuelle à respecter les règles qui nous paraissent essentielles. Si nous ne les respectons pas nous-mêmes, ne nous étonnons pas que d’autres nous fassent souffrir en les utilisant. Le Mali a du mal à trouver la bonne gouvernance parce que l’élite malienne a manqué, et manque toujours de loyauté dans l’application des textes. Cette élite a toujours pédalé à côté du vélo Mali, l’empêchant ainsi d’avancer. Cette élite se tourne vers les bailleurs de fonds, expliquant que nous n’avons pas de moyens et quand les moyens sont alloués, les Maliens n’en voient pas la couleur, car cette élite n’a aucun respect à l’égard des citoyens de ce pays. Si ces paroles dérangent, tant mieux, nous devons les prononcer, ces paroles permettront un jour de ranger. Et le Mali en a besoin».
C’était inattendu d’entendre un membre du gouvernement dénoncer des pratiques que bien de Maliennes et Maliens reprochent aux acteurs gouvernementaux eux-mêmes. Excellent orateur, le ministre Bathily a été écouté avec attention, souvent applaudi. Il y avait déjà comme un parfum de campagne électorale dans l’air.
Françoise WASSERVOGEL