Une bonne synthèse du malaise national: comment à la fois ne pas bouger, ne pas s’impliquer, ne pas cautionner une intervention militaire de la France et des Etats-Unis, tout en sachant qu’il faut se débarrasser d’une crise qui menace de gangréner la région puis tout le désert? Ce désert nourricier qui donne à l’Algérie son pétrole. Il est urgent d’attendre En Algérie donc, on sait qu’il faut faire quelque chose tout en devinant qu’il vaut mieux ne rien faire toutefois.
En prose diplomatique, le ministre algérien des Affaires africaines s’exprime cette semaine à l’ONU au sujet d’«une solution politique globale». D’abord, l’Algérie voit d’un mauvais œil le retour de l’OTAN dans la région, celui de la France et des Etats-Unis. Si la frontière nord de l’Algérie est verrouillée par une belle épopée de guerre de libération, et qu’au sud, les tribus touareg la rendent poreuse, une «internationalisation» de cette frontière la rendra irrécupérable. Rien de bon donc pour un pays leader de la décolonisation et fervent de la souveraineté des peuples. Des militaires occidentaux au flanc sud ce n’est pas une bonne chose pour une Algérie déjà cernée: à l’ouest, un Maroc pas très ami, un Sahara occidental instable par définition; à l’est une Tunisie qui ressemble à l’Algérie des années 90 et une Libye chaotique.
En face un Occident qui veille sur sa sécurité d’approvisionnement en gaz et en pétrole. Autre élément qui explique que l’Algérie n’intervienne pas au Sahel est la question des otages. Des diplomates algériens sont en effet retenus prisonniers dans cette zone, dont l’un est entre la vie, la mort et la rumeur. Donné pour mort par Al-Qaida, il est toujours en vie pour les Affaires étrangères algériennes. Intervenir dans la région, c’est tuer les otages et provoquer des drames.
Une explication fragile cependant, car un peu trop… généreuse. Une dernière explication parle de solution algérienne alternative: au lieu de libérer avec fanfares des villes occupées par Al-Qaida et que l’on ne peut garder par la suite dans un désert de 800.000 kilomètres carrés, il vaut mieux opter pour un plan d’assèchement des recrues d’Al-Qaida et une solution qui permet d’isoler cette holding. La guerre par factures interposées Pour certains, s’il faut chercher une réponse à la question de l’année, c’est bien du coté de la psychologie. Celle du régime algérien, vieux, soupçonneux, paranoïaque mais aussi très intuitif, prudent et calculateur. Pour l’histoire, il faut rappeler que l’Algérie n’intervient jamais militairement hors de ses frontières. Les deux derniers mouvements de troupes remontent aux premières décennies de l’indépendance, avec notamment les fameuses guerres des Sables contre le Maroc, en octobre 1963 et en 1976.
Depuis, rien. Ou si peu. Ou clandestinement. On parle bien de discrets mouvements de bataillons durant les années 90 pour faire peur à un agitateur libyen du nom de Mouammar Kadhafi, mais rien d’important. Les guerres algériennes sont «virtuelles» et dissuasives: pour faire peur à l’ennemi ou augmenter la pression, l’Algérie achète des armes, mais ne les utilise pas. Le ballet des achats d’armes est cyclique entre l’Algérie et le Maroc. Quand l’un achète un avion, l’autre achète de quoi y faire face. Depuis des années. Intervenir au Sahel viendra donc briser cette doctrine militaire algérienne de la dissuasion passive. L’engagement cassera des équilibres régionaux précaires, mais qui durent depuis les années 70.
Quelle sera en effet la situation du Sahara occidental et comment va évoluer la tension entre l’Algérie et le Maroc, si l’Algérie s’engage physiquement au Sahel? Certains disent que c’est l’une des raisons «discrètes» de la réserve algérienne: le souci de ne pas bousculer un ordre régional éternellement précaire. Une armée des frontières qui aime les guerres… internes D’autres parlent cependant d’un souci d’équilibre interne encore plus mystérieux : le pouvoir algérien n’est pas «personnaliste», comme on le sait depuis les premiers états-majors FLN (Front de libération nationale) de la guerre d’indépendance. Il s’agit bel et bien d’un conseil d’administration entre plusieurs centres avec pour socle idéologique le nationalisme protecteur, et avec pour gardien de la légitimité l’armée et les vétérans de la guerre. La chefferie est une sorte de directoire collégial né de la guerre d’indépendance mais qui ne veut plus refaire la guerre.
Selon cette doctrine de vétérans immortels, il n’y a eu qu’une seule guerre, celle contre la France et qu’une promotion de héros, eux, justement. Engager l’Algérie dans une guerre physique au Sahel va l’entraîner, en externe, à faire des alliances, briser son idéologie hypernationaliste antioccidentale, alerter le Maroc et… surtout voir émerger peut-être une nouvelle caste de chefs militaires qui auront de nouvelles armes, de nouvelles troupes et une nouvelle autorité. Il ne faut pas oublier qu’en Algérie, le régime est une régence de décolonisateurs en chefs. L’armée y a le poids le plus lourd mais aussi le plus surveillé par les pairs. D’ailleurs, en Algérie le pouvoir se méfie tellement de lui-même que le poste de ministre de la Défense a été supprimé. Il n’y a qu’une sorte de doublure: un ministre délégué auprès du ministre de la Défense qui est le civil Abdelaziz Bouteflika, le président de la République.
Confusément, il semble à certains, que s’engager au Sahel va avoir un impact à Alger. Rajeunir un peu les états-majors et précipiter des retraites anticipées. Pas dans l’immédiat, mais l’engagement miliaire externe ne sera pas sans conséquences. L’armée algérienne a mené plus de guerres en interne (coup d’Etat de 1965, celui raté de Tahar Zbiri en 1967, guerre des wilayas de l’été 1962, guerre civile des années 90) que hors des frontières. L’une des clefs de ce complexe est à chercher, peut-être, dans l’histoire nationale : la guerre d’indépendance a été menée par deux armées algériennes : celle interne qui sera décimée par la France à l’époque, entre 1954 et 1962, et une armée dite des frontières, établie en Tunisie et au Maroc. C’est cette armée qui prendra le pouvoir, après une guerre fratricide avec l’armée intérieure en été 62. Cela s’appellera la guerre des wilayas.
Bouteflika était officier de cette armée des frontières, née hors du pays et qui, apparemment n’aime pas en sortir. Par méfiance. Dans le lexique algérien, on parle du clan de Oujda, famille politique issue de cette armée qui campait au Maroc. Abdelkader le Malien «En 1960, le commandant Abdelaziz Bouteflika est affecté aux frontières méridionales du pays pour commander le “front du Mali” dont la création entrait dans le cadre des mesures visant à faire échec aux entreprises de division du pays de la part de la puissance coloniale; ce qui lui vaudra le nom de guerre de Si Abdelkader El Mali.» C’est ce qu’on peut lire sur le site de la présidence en guise de bio du président. L’épisode malien de Bouteflika est cependant peu clair. Il fait l’objet de beaucoup d’humour chez les Algériens.
Il le fera encore plus si l’Algérie s’engage au Nord-Mali pour faire la guerre. On y verra un étrange clin d’œil du destin: cette région que Bouteflika n’a pas aimée, qui a été une affectation de sanction pour lui, selon certains, et sa première traversée du désert va le poursuivre jusqu’à la fin de ses jours. La question est donc complexe : comment faire la guerre au sud sans déstabiliser l’équilibre d’Alger au nord, celui avec le Maroc, celui avec le Sahara occidental, celui avec les tribus touareg mais sans s’allier avec le diable idéologique alias la France et les Etats-Unis? Pour certains experts militaires algériens, cette guerre va transformer le Sahel en un Afghanistan africain, en essayant de transformer l’Algérie en un Pakistan de service. Et on sait ce qui se passe au Pakistan en termes de stabilité du pouvoir et comment finissent ses présidents.
Kamel Daoud
Source: Slate Afrique 03/09/2012