Bien que protégé par une immunité internationale, qui lui évitera ces prochaines 48 heures tout désagrément politico-judiciaire lors de sa visite d’État à Paris, IBK est cité dans plusieurs rapports de police comme le bénéficiaire direct d’un vaste système de corruption mis en place en Afrique par un homme d’affaires corse, Michel Tomi. Ce dernier a été plusieurs fois condamné dans des affaires financières liées à la mafia insulaire.
Surnommé “le parrain des parrains”, Michel Tomi est mis en examen depuis juin 2014 pour dix-sept chefs d’inculpation, parmi lesquels la « corruption d’agent public étranger ». Or, pour ce qui concerne les marchés maliens visés par l’enquête du juge Serge Tournaire, l’« agent public étranger » en cause n’est autre qu’IBK, hôte de marque à qui la France a donc décidé de dérouler le tapis rouge.
Deux rapports de synthèse de mars et juin 2014 de l’Office anticorruption (OCLCIFF) de Nanterre, consultés par Mediapart, évoquent ainsi l’« influence » de Michel Tomi sur le président malien et les « largesses » dont IBK profite de la part du “parrain des parrains”. Il est aussi question du fait que Michel Tomi « assume financièrement de nombreuses dépenses en faveur d’Ibrahim Boubacar Keïta » et lui « offre de nombreux cadeaux de grande valeur ».
Ce qui fait dire in fine aux enquêteurs, après plusieurs mois d’enquête, après l’exploitation de milliers de documents saisis, après l’analyse de centaines d’heures d’écoutes téléphoniques : « Les marchés avec l’État malien dans lesquels Michel Tomi semble avoir un intérêt, d’une part, et les largesses de Michel Tomi envers Ibrahim Boubacar Keïta, d’autre part, pourraient être examinés sous l’angle de la corruption d’agent public étranger. »
Exilé en Afrique, où cet ancien pilier de l’ombre du clan Pasqua s’est établi dans les années 1980, Michel Tomi a bâti avec son groupe Kabi un empire autour des jeux, puis de l’immobilier, puis de l’aviation et, enfin, du lobbying. Le tout en restant en étroite relation avec plusieurs figures du milieu corse en délicatesse avec la justice française. Ses pays de prédilection sont le Gabon, le Cameroun, le Tchad et le Mali. Officiellement, son groupe pèse plus de 600 millions d’euros par an. Michel Tomi a également ses entrées au sein des services secrets français par l’intermédiaire de son frère, en poste à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
Les six marchés maliens incriminés par l’enquête du juge Tournaire relèvent, aux yeux des enquêteurs, du parfait catalogue de la corruption. On y croise les dessous financiers de l’achat pour 36 millions d’euros par l’État malien de l’avion du président Keïta, les contrats liés à la protection rapprochée du même président, les conditions de l’implantation de sociétés chinoises au Mali ou l’exploitation d’une mine d’or… Partout, les hommes de Tomi apparaissent dans les négociations quand ce n’est pas le “parrain des parrains” lui-même qui joue de ses relations avec tout l’appareil d’État malien.
Pour s’attirer les bonnes grâces des autorités maliennes, Michel Tomi ne s’embarrasse pas. Il vise haut. Mieux vaut s’adresser à Dieu qu’à ses saints. L’enquête judiciaire a ainsi établi la longue liste des libéralités que le clan Tomi a consenties au président malien : un 4×4 Range Rover, des nuitées d’hôtels dans les plus beaux palaces parisiens ou marseillais, des déplacements en limousine, des costumes dernier cri, des accessoires de luxe (lunettes, chapeaux…), etc. Tout est payé rubis sur l’ongle.
Lors d’une conversation téléphonique, interceptée le 28 mars 2014 par les policiers, un proche du “parrain des parrains”, l’élu corse Pierre-Nonce Lanfranchi, semble avoir bien saisi à quel point le président malien est embourbé dans ce dossier : « Il va finir en garde à vue, hein ? »
IBK se dit « serein »
Il faut bien dire que Michel Tomi est aux petits soins pour IBK, à tous points de vue. Et pas seulement financiers. Il s’enquiert de sa santé, organise ses rendez-vous chez le médecin, lui rappelle ses prescriptions médicales, liste les médicaments qu’il doit prendre sans faute. Le Corse va même jusqu’à choisir les films qui doivent être téléchargés dans l’iPad du chef de l’État. Ce dernier le considère « comme un frère ». Mais c’est, en réalité, davantage un rôle de nounou que remplit le “parrain des parrains” auprès de l’homme fort du Mali.
Les écoutes téléphoniques réalisées sur ses différents téléphones portables – il utilise un numéro spécial pour parler avec le couple Keïta, pensant ainsi échapper à la vigilance des enquêteurs – montrent l’étendue de son emprise sur ce président qu’il couve d’attentions.
Comme ce 3 décembre 2013, lorsqu’il s’assure que son protégé a bien réceptionné le manteau qu’il vient de lui faire livrer. « Comme ça demain, vous vous couvrez bien », lui glisse-t-il, tendrement.
Pour justifier ces multiples égards, Tomi évoque devant les policiers une « relation d’ordre familial, paternel » avec IBK. Les juges, eux, préfèrent parler de« corruption ». Car si le ton des conversations entre les deux hommes est souvent amical, leur nature n’en demeure pas moins professionnelle. Le Corse s’immisce dans les affaires de la présidence à maintes reprises.
Selon un rapport de synthèse de mars 2014, son « influence » ne connaît aucune limite. Quand deux ministres du gouvernement s’opposent à l’achat du fameux Boeing 737-700 pour des raisons de bonne gestion, il « contacte immédiatement le président malien, lui demandant [de les] appeler ». « Le soir même, le président malien prend attache avec Tomi pour l’informer qu’il a contacté son ministre de l’économie et que la signature de la vente de l’avion ne pose aucun problème. » Un contrat à plusieurs millions de dollars débloqué en un coup de fil, c’est aussi cela la puissance de frappe de Tomi.
Les enquêteurs notent que le Corse « fait jouer ses relations au plus haut niveau des dirigeants de l’État malien afin de favoriser les intérêts » de certaines entreprises amies.
Quand ce n’est pas IBK au bout de la ligne, ce sont ses ministres ou son plus proche collaborateur, Mahalmoudou Sabane, qui recueillent les recommandations de Tomi. La justice soupçonne ce dernier d’avoir « un intérêt financier » dans plusieurs des marchés visés par l’enquête. Lui continue de prétendre ne jouer qu’un simple rôle d’intermédiaire.
En mai 2014, après les premières révélations du Monde dans cette affaire, le président malien avait assuré à Jeune Afrique : « Michel Tomi est resté mon ami. Mais jamais, au grand jamais, il n’a été question d’argent entre nous. » Les nombreuses écoutes téléphoniques semblent pourtant attester le contraire. Et c’est sans doute l’une des raisons qui ont poussé Me Pierre-Olivier Sur, l’avocat français d’IBK, à les dénoncer publiquement. « C’est une première à ma connaissance », s’insurgeait-il en découvrant l’enquête de Mediapart sur le contenu des écoutes. Aucune requête n’a pourtant été déposée officiellement par les avocats d’IBK pour les contester.
Depuis le début de l’affaire, le président malien se dit « serein » quant à son issue. Et pour cause. Comme tous les chefs d’État en exercice, il bénéficie d’une immunité et ne peut, à ce titre, faire l’objet de poursuites par une instance étrangère. Ce qui, en revanche, n’est pas le cas de son entourage. Ainsi l’ex-ministre de la défense, Soumeylou Boubèye Maïga, a-t-il été placé en garde à vue dans les locaux de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) de Nanterre, du 2 au 4 octobre 2014.
Ancien chef des services de renseignement maliens, puis ministre des affaires étrangères (2011-2013) avant de passer à la défense (2013-2014), Maïga est considéré comme un proche d’IBK. Les enquêteurs ont souhaité l’interroger sur la livraison d’uniformes militaires par la société française Marck, ainsi que les conditions d’acquisition du Boeing 737-700 présidentiel. Deux des nombreux marchés pour lesquels le Corse a fait jouer ses relations privilégiées.
Comme beaucoup d’autres membres du gouvernement malien, “SBM” a lui aussi été écouté de façon incidente par la justice. Dans ces interceptions téléphoniques, on retrouve également Moustapha Ben Barka, neveu d’IBK et ancien ministre malien de l’industrie, devenu secrétaire général de la présidence en février 2015, ou encore le ministre des mines, Boubou Cissé. Tous ces éminents responsables politiques, Tomi les appelle affectueusement ses « neveux ». Logiquement, ils lui rendent la pareille en le surnommant « Tonton ».
Mais au-delà des liens que supposent ces petits noms, les ministres maliens semblent surtout avoir prêté allégeance au “parrain des parrains” tant ils répondent sans sourciller à chacune de ses requêtes. À la manœuvre sur un nombre considérable de sujets, Tomi organise les rencontres, fixe les rendez-vous, presse à la signature des contrats. Bref, il gère les affaires de la République.
PAR FABRICE ARFI ET ELLEN SALVI
MEDIAPART, 21 octobre 2015