Le ministre Boubou Cissé à propos de la dette intérieure : «On ne peut pas faire payer à l’Etat ce qu’il n’a pas à payer…»

boubou cisse

La bonne performance macro-économique du Mali, le bon climat des affaires, mais aussi les insuffisances dans les domaines des infrastructures de base comme l’énergie, le transport sont abordés dans cet entretien que le ministre de l’Economie et des Finances, Dr. Boubou Cissé, nous a accordé. Il préconise la réduction des exonérations, la bonne gouvernance dans la gestion des marchés publics, la mobilisation des recettes. Le tout, basé sur la vision du président de la République dans son programme de société. Pour ce qui est de la dette intérieure, le ministre est on ne peut plus clair : «On ne peut pas faire payer à l’Etat ce qu’il n’a pas à payer. Mais il y a en a qui ont profité de la situation et qui ont voulu en abuser. Maintenant, il faut être vigilant…». Un extrait de son interview !
Comment allez-vous faire pour lutter contre la fraude et mobiliser les recettes ?
Il y a des mesures qu’il faut prendre pour aller vers la mobilisation des ressources internes ; donc, des recettes fiscales par exemple. Avec la vision du président, des objectifs de réalisation de recettes ont été donnés à nos différents services de recouvrement : les impôts doivent réaliser cette année 720 milliards de Fcfa de recettes fiscales ; la douane, 523 milliards de Fcfa. Et puis, il y a d’autres services. Là aussi, ce n’est pas facile : il faut des mesures. Il faut aussi mettre en place des mesures de lutte contre la fraude et la corruption… Cette mobilisation des recettes fiscales passe par une bonne gouvernance et surtout par une modernisation de l’administration. Dans chaque domaine de notre administration, en tout cas financière, nous avons modernisé. Quand vous prenez les marchés publics, par exemple, on a mis en place un système qui s’appelle SIGMAP. C’est un système intégré de gestion des marchés publics, pour qu’il y ait plus de transparence, plus de traçabilité dans l’exécution des marchés publics. Cela limite énormément les cas de tentatives de fraude et de corruption. Idem au niveau des régies financières. Pour la douane, il y a le Système intégré douanier. Il y a aussi la même chose aux Impôts. Tout cela nous permet d’optimiser nos recettes, de lutter contre les fraudes fiscales ou douanières, et de réaliser nos objectifs. Donc, la mobilisation des recettes est importante et il y a d’autres actions liées à la lutte contre la corruption.
Vous êtes satisfait en parlant des performances macro-économiques. Mais, est-ce que vous songez à la dette extérieure du pays ?
Oui, oui, la dette extérieure ! De façon générale, partie des agrégats économiques que nous regardons, que le FMI regarde aussi ; sur la base de tout ce qui s’est passé avec le FMI et sur la base de nos propres analyses, je peux dire que notre pays a une dette extérieure qui reste encore viable. Nous ne sommes pas un pays à risque de surendettement, qui pourrait beaucoup nuire à nos relations avec les partenaires, surtout à notre capacité à mobiliser de l’argent sur le marché financier ou le marché monétaire. Nous sommes un pays à risque de surendettement modéré, et ça a été aussi validé par le FMI. L’encourt de notre dette, au jour d’aujourd’hui, s’élève à 2440 milliards de Fcfa.
Quand vous regardez en valeur absolue, ça fait peur. Mais il n’y a pas de raison d’avoir peur. 2440 milliards de Fcfa en pourcentage du PIB, on est à peu près à 32%, alors que pour être considéré comme un pays à risque de surendettement élevé, il faut pratiquement arriver jusqu’à 72%. La dette extérieure est maîtrisée. Nous devrons rester dans le cadre de viabilité de notre dette jusqu’en 2033. Ce sont des estimations que nous avons faites, et comme la trésorerie, voilà un élément que nous suivons comme du lait sur le feu. Tous les lundis matin, j’ai ici une réunion de trésorerie suivant les entrées de recettes, les dépenses qui se projettent sur l’avenir. La dette aussi, tous les mois, nous la regardons. Il y a un Comité de viabilité de la dette, qui se réunit tous les mois, pour regarder au niveau de la dette, pour que nous ne soyons pas un pays qui s’endette aveuglement. Et d’ailleurs, c’est pour cette raison qu’à un moment, j’ai dû freiner certains collègues dans leur élan, par rapport à certains investissements, tels que dans les logements sociaux, où on allait endetter de façon déraisonnable et démesurée l’Etat jusqu’à nous créer des difficultés en terme de viabilité de notre dette, avec des conséquences que cela a. Ça, c’est sur la dette extérieure.
Maintenant, il y a aussi la dette intérieure. Sur la dette intérieure, il y a différentes catégories de dettes : il y a ce qu’on appelle les dettes auprès des banques, les crédits TVA ; il y a tout ce qui concerne les indemnités d’expropriation… Ce sont des dettes que nous arrivons à épurer normalement et tous les mois. Il y a des difficultés sur les dettes fournisseurs, les dettes que les opérateurs économiques ont contractées vis-à-vis de l’Etat parce qu’ils ont eu des marchés ou des contrats avec l’Etat. Vous êtes au courant de ce qui s’est passé avec la dette intérieure. L’Etat, en 2013, avait pris l’initiative de relancer l’activité économique, mais je pense aussi que c’est à mettre au crédit du président de la République. Pour relancer cette activité économique, il y avait le remboursement des arriérés de payement dans le cadre de la dette intérieure. Cette initiative a conduit à un audit de ces arriérés de payement de 1995 à 2012. L’audit a été fait par un Cabinet de la place et a déterminé une valeur des dettes fournisseurs à rembourser. Il y a eu trois phases en tout. Les deux premières phases se sont à peu près correctement passées. Sur à peu près 59 milliards de Fcfa de dette, qui ont été validés par les Commissions, l’Etat a tout remboursé. Il y a simplement un reliquat de 3 milliards 700 Fcfa sur les deux premières phases.
Moi, je suis venu au moment où il y avait une troisième phase qui se mettait en œuvre, qui avait été décidée. Je viens au moment où cette 3ème phase est prétendue évaluée et les payements doivent se faire. Je suis alors obligé de regarder ce que je paye, si les payements sont justifiés ou pas. Nous nous sommes rendu compte que dans cette 3ème phase, qui courait de septembre 2015 à janvier 2016, il y a eu des difficultés qui ne me permettent pas de payer ces arriérés-là aveuglement. Nous nous sommes rendu compte que certaines demandes avaient fait l’objet de payements antérieurs depuis des années. Les gens ont essayé d’abuser de la bonne volonté de l’Etat. Ce n’est pas tolérable. On ne va pas accepter cela ; il y a en avait beaucoup. Il y a d’autres qui étaient considérés comme des arriérés de payement, mais dont les concernés n’avaient pas plus d’un minimum de documentation. Dans les termes de référence, il était très clair : les procédures qui ont été mises en œuvre, il faut un minimum de pièces justificatives pour pouvoir bénéficier d’un payement. Parmi ces pièces justificatives, il faut un certificat de service fait. Pour tout contrat qui est donné par l’Etat, vous devriez avoir un certificat de service fait. C’est ce qui est normal, beaucoup ne l’avaient pas. Tout contrat qui fait l’objet d’un payement, doit être visé par le contrôle financier. Beaucoup de ces arriérés de payement n’avaient pas fait l’objet d’un visa du contrôle financier.
En fait, ça veut dire que le marché n’existait même pas. Le périmètre du champ aussi a été élargi ; c’était des dettes qui concernaient uniquement des contrats que les ordonnateurs de l’Etat central ont fait ou des marchés qui ont été attribués. On est sorti de ce champ pour ajouter les projets par exemple financés par des bailleurs de fonds, qui ont fermé depuis 10 ans. Pour un projet, l’Etat a déjà une contrepartie financière. Quand le projet est de 20 millions de Fcfa, l’Etat a déjà une contrepartie financière pour son seul engagement. Mais le projet a son autonomie financière et fiduciaire. Donc, un projet n’a pas à aller s’endetter en offrant des marchés et après, demander à l’Etat de rembourser. Sur les projets, il y avait plus de 30 milliards de Fcfa ; donc, on a dit niet.
La même chose pour les établissements publics à caractère administratif. Là aussi, ce sont des établissements qui ont leur autonomie financière. L’Etat leur donne une subvention et c’est le ministre de l’Economie et des Finances qui valide par arrêté le budget des EPA. Ce sont des budgets qu’on dit équilibrés en recettes et en dépenses. Vous n’avez pas à dépenser ce que vous n’avez pas en recettes, c’est interdit par la loi. Certains EPA ont contracté des dettes, ont fait des marchés, où ils se sont surendettés. Au lieu de les rembourser, ces gens doivent aller en prison directement. Voilà là où, dans la 3ème phase, on a des blocages. Pour moi, ce qui est clair, ce qui est dû, on va le payer. Mais ce qui n’est pas dû, ça, je peux vous assurer que ça ne sera pas payé. Il y a beaucoup de gens qui font des spéculations. Voilà la réalité des choses !
Ça veut dire que vous êtes dans le viseur de beaucoup de gens ?
Malheureusement. Mais je compte sur vous pour expliquer les choses et faire comprendre pourquoi, on ne peut pas rembourser. Dans la 3ème phase, on a dû mettre en place une Commission ici à l’interne pour regarder tous les dossiers qui ont été validés par le Cabinet. J’ai reçu une première évaluation, il y a quelques jours, sur les contrats ou les marchés, où il y avait une ligne budgétaire. Donc, c’était prévu dans le budget. Mais, sur pratiquement 5 milliards de Fcfa [c’était 4 milliards 600 Fcfa et quelque], on n’a validé que 553 millions de Fcfa. Il y a une 2ème évaluation qui est arrivée. Je pense quasiment que tout a été rejeté. On ne peut pas faire payer à l’Etat ce qu’il n’a pas à payer. Il y en a qui ont profité de la situation, qui ont voulu abuser, mais il faut être vigilant, c’est tout.
Comment gérez-vous la question des exonérations ?
Là aussi, c’est un sujet sensible sur lequel je ne suis pas nécessairement bien compris aussi. Mais il faut que les gens comprennent que les exonérations, ce sont des dépenses fiscales pour l’Etat, c’est du manque- à-gagner pour l’Etat. On renonce à un dû, on renonce à de l’argent, pour permettre quelque chose. Au début, on faisait des exonérations pour que le secteur privé puisse se développer dans notre pays, s’installer pour faire des productions. Les exonérations étaient subordonnées à des investissements ou à de la création d’emploi. On se rend compte que l’Etat exonère, mais ceux qui en bénéficient, ne remplissent pas leurs obligations. Il y a des exonérations qui sont légales, qui sont liées au Code minier, au Code des investissements, au Code général des impôts. Mais il y a d’autres qui ne le sont pas, mais qui sont de la discrétion du ministre, et il faut aller vers leur déduction. En 2013, les exonérations, quand vous rajoutez tout, étaient estimées à 455 milliards de Fcfa. C’est énorme ! C’est ¼ de notre budget ! Et ça, pour pratiquement pas grand-chose, je dirais. On peut prendre cet argent et le mettre dans d’autres choses. Le travail de maîtrise des exonérations s’est fait avant moi, je ne peux pas réclamer la paternité. C’est Mme Bouaré qui a commencé, en mettant en place un fichier central des exonérations en 2013, qui permet de faire un lien entre la Douane et les Impôts, pour tracer les exos, et voir les exos qui ont été attribuées : qu’est-ce qui a été fait avec ces exos. Cela a permis de réduire en partie les exos. Aujourd’hui, on est à 288 milliards de Fcfa en valeur d’exos au titre de l’année 2015, ça ne peut pas continuer. Moi, je me suis engagé à faire en sorte que ces exonérations soient réduites de façon substantielle. Qu’on arrive à des hauteurs, peut-être, d’une centaine de millions de Fcfa. En tout cas, au maximum 150 millions de Fcfa, pour que l’argent que nous gagnons dans ça, soit réinvesti dans les projets d’investissement et de développement. Sinon, on ne s’en sortira pas. Ça passe par des décisions difficiles.
Par exemple, cette année, à la veille du mois de Ramadan, on n’a pas voulu faire d’exonérations sur l’importation du riz, du sucre, des denrées alimentaires. En fait, la réalité est qu’on n’en avait même pas besoin, parce que le marché est déjà inondé de riz et de sucre. Ce sont des décisions difficiles. Même si les commerçants et certains députés ne sont pas contents, on assume. Quelqu’un me disait qu’un ministre de l’Economie et des Finances, qui est aimé, est un très mauvais ministre. Donc, ça ne me fait pas mal de ne pas être aimé. Ça veut dire quelque part qu’on est en train de faire le travail qu’il faut. Il faut qu’on sorte des exos. Il y a des exos qui sont normales, qu’il faut donner, mais il y a certaines qui ne valent pas la peine. Mais, comme je l’ai dit, elles sont discrétionnaires aussi.
Kassim TRAORE
****