Mais qui se souvient comment tout cela a commencé avant que le vaste mouvement de protestation politique et sociale des populations maliennes n’aboutisse à la chute du président Moussa Traoré (alors au pouvoir depuis 1968, soit au total vingt-trois années), à l’effondrement de son régime, à l’instauration du multipartisme et de la démocratie. Alors que les regards de l’Afrique, de l’Europe, de l’Amérique et du Reste du Monde sont aujourd’hui focalisés sur ce qui s’est passé à Tunis et au Caire, sur ce qui se passe en Libye, au Yémen, en Syrie…, tout le monde – à commencer par les Maliens – a oublié ce qu’a été ce mouvement historique qui a abouti au renversement de Moussa Traoré le 26 mars 1991, à la mise en place de la transition puis au retour des civils aux affaires politiques à la suite d’une réforme constitutionnelle et d’une élection démocratique.
1989 avait été l’année de tous les dangers. La France avait célébré le bicentenaire de sa révolution mais c’est dans les pays de l’Europe de l’Est que les événements majeurs vont se dérouler : chute du mur à Berlin ; formation par « Solidarité » de son premier gouvernement à Varsovie ; renversement et exécution de Nicolae Ceausescu à Bucarest… Les soviétiques se retirent d’Afghanistan tandis que le « printemps de Pékin » est écrasé par les chars place Tienanmen ; il est mis fin, au Chili, à la dictature du général Augusto Pinochet ; l’ayatollah Khomeiny meurt à Téhéran… En Afrique, un événement majeur aura lieu le 11 février 1990 avec la libération de Nelson Mandela, emprisonné depuis vingt-sept ans mais c’est l’ensemble du continent noir qui devenait une « terre en transe ». Mobutu Sese Seko, le chef de l’Etat zaïrois, aura été le premier à s’exprimer sur la restructuration politique de l’Europe et ses conséquences pour l’Afrique et le monde : le 14 janvier 1990, il dira « non à la perestroïka africaine ! ». Dans un discours qui fait date, il stigmatisera ceux « qui envisagent l’introduction du multipartisme à l’occidentale […], ceux qui parlent de favoriser l’émergence des tendances au sein de leurs partis ». Quelques mois plus tard, au printemps 1990, le président français François Mitterrand organisera à La Baule un sommet France-Afrique qui deviendra un symbole : « Notre aide ira, enthousiaste, vers ceux qui franchiront le pas en direction de la démocratie ».
Au Mali, le 29 mai 1990, le syndicat unique, l’Union nationale des travailleurs du Mali (UNTM), se prononcera à une très forte majorité pour l’instauration du multipartisme. Le 17 août 1990, plusieurs centaines de Maliens signeront une « Lettre ouverte » au chef de l’Etat pour réclamer, eux aussi, l’instauration de ce multipartisme. Dans cette perspective, quelques mois plus tard, fin octobre 1990, seront créées plusieurs organisations qui feront de l’instauration du multipartisme leur mot d’ordre : Comité national d’initiative démocratique (Cnid), Alliance pour la démocratie au Mali (Adéma), Association des élèves et étudiants du Mali (AEEM).
Le 10 décembre 1990, à l’appel du Cnid, dix mille personnes défileront dans les rues de Bamako pour exiger le multipartisme. Ce sera la plus importante manifestation jamais organisée dans le pays depuis l’accession au pouvoir de Moussa Traoré, en 1968. Vingt jours plus tard, ils seront quinze mille « marcheurs » dans les rues de la capitale, à l’appel du Cnid et de l’Adéma. Une semaine plus tard, le 6 janvier 1991, une marche de soutien à Traoré, à l’occasion de la signature de l’accord de paix de Tamanrasset (Algérie) avec les rebelles touareg, rassemblera moins de quatre mille personnes. Après cette contre-manifestation, à compter du 8 janvier 1991, une grève générale sera déclenchée à l’instigation de l’UNTM : ce sera la première depuis l’indépendance ; elle sera largement suivie. Le gouvernement répliquera le 18 janvier 1991 en interdisant les activités politiques du Cnid, de l’Adéma et de l’AEEM.
Cette décision va provoquer des émeutes à Bamako et dans plusieurs villes du pays les 21-22 janvier 1991 (tandis que l’opération « Tempête du désert » a été déclenchée contre l’Irak le 17 janvier 1991). Elles feront deux morts selon les chiffres officiels et quatre selon une organisation de défense des droits de l’homme. Dès le lendemain, le 23 janvier 1991, une grande marche est organisée à Bamako. Un mois plus tard, une réunion entre les représentants du pouvoir et ceux de l’opposition échoue. Du 25 février au 4 mars 1991, à l’appel de l’AEEM, une grève des élèves et des étudiants est déclenchée. Il y aura un mort par balles. Le 3 mars 1991, une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes va réclamer l’instauration du pluralisme politique. Le 17 mars 1991, ils sont plus nombreux encore pour commémorer le onzième anniversaire de la mort d’Abdoul Karim Camara, dit « Cabral », un leader étudiant mort en prison en 1980. Le 20 mars 1991, une nouvelle grève de quarante-huit heures est déclenchée par les élèves et les étudiants qui réclament l’instauration d’une commission d’enquête indépendante après la mort de plusieurs des leurs au cours des émeutes.
Vendredi 22-samedi 23 mars 1991. Pendant deux jours, Bamako est livrée à la population. Face aux émeutes qui prennent de l’ampleur, le gouvernement proclamera l’état d’urgence et instaurera le couvre-feu. Les premières tueries feront plus de trois cents morts. Le dimanche 24 mars 1991, plusieurs dizaines de personnes manifestent tandis que les dirigeants de l’opposition appellent à une grève générale illimitée « jusqu’à la chute de Moussa Traoré ». Dans une déclaration à la radio et à la télévision, le chef de l’Etat refusera de démissionner, tout en annonçant la levée de l’état d’urgence et du couvre-feu. Le bilan des manifestations est lourd : au moins cent cinquante morts par balles (alors que le bilan officiellement reconnu n’est que de vingt-sept morts). Le lundi 25 mars 1991, une mutinerie à la prison centrale fera quinze morts.
L’armée va prendre ses responsabilités et exécuter le coup d’Etat du 25-26 mars 1991. En stage à l’Ecole supérieure de guerre interarmes à Paris, le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré avait regagné le Mali alors que la tension sociale était à son paroxysme. Tandis que Traoré engageait un bras de fer mortel avec la rue, ATT va décider de faire arrêter le chef de l’Etat par l’armée pour enrayer un processus de dégradation de la situation. Le bâtonnier de l’ordre des avocats, Me Idriss Traoré, annoncera la chute et l’arrestation de Moussa Traoré par les militaires. Un Comité de réconciliation nationale sera installé et se prononcera aussitôt pour l’instauration du multipartisme. C’est ATT qui sera porté à sa présidence et, quelques jours plus tard, à celle du Comité de transition pour le salut du peuple (CTSP). ATT dira : « Ce qui a précipité notre décision, c’est de voir cet homme s’enfermer dans un système de répression sanglante contre la population. Cette attitude nous a franchement révoltés. Mais nous n’avons fait que parachever l’œuvre de notre jeunesse et des organisations démocratiques ». Moussa Traoré affirmera dix ans plus tard : « Révolution ? Parlez plutôt de manipulation extérieure. C’est le défunt François Mitterrand et les services secrets français qui m’ont fait tomber […] On voulait tout simplement recoloniser l’Afrique et, en bon patriote, j’ai dit non ». C’est le même discours que tient Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire aujourd’hui. Les leçons des uns ne servent jamais aux autres !
La dépêche diplomatique 30/03/2011