Jean-Yves LE DRIAN : Nous avons vécu une année terrible. Elle a commencé par une escalade de violence liée à l’assassinat du général iranien Soleimani, qui aurait pu entraîner des conflagrations dans cette partie du Moyen-Orient et mettre par terre l’action entreprise contre Daech.
Elle a continué par l’accentuation de la brutalisation du monde, accompagnée par la crise du Covid, y compris dans ses conséquences économiques et sociales dans lesquelles nous sommes toujours.
Année terrible parce qu’elle a vu la poursuite de la fuite en avant de l’Administration Trump, qui a poussé jusqu’au bout son idéologie extrémiste et nationaliste, jusqu’à se retirer de l’Organisation mondiale de la santé en pleine pandémie.
Année terrible, parce que nous avons connu, nous la France, mais aussi l’Europe, une campagne de haine et de violence, et subi des attaques terroristes.
Parce que les crises se sont durcies, la dernière étant celle du Haut-Karabakh, une vraie guerre, dure, avec des moyens modernes, entre deux États.
Parce que la Turquie a multiplié les actes hostiles, menaçant la sécurité de l’ensemble méditerranéen.
Parce que des partenaires majeurs de la France ont subi des épreuves dramatiques, comme le Liban qui s’enfonce dans la crise.
Année terrible enfin parce que le Sahel a connu des perturbations politiques.
Le tout sur fond de Brexit, qui en soi est une rupture majeure.
Nous avons donc assisté à la convergence d’épreuves qui ont ébranlé les fondements mêmes de l’ordre multilatéral et fragilisé les valeurs de nos démocraties.
À plusieurs moments, avec cette série de douches glaciales, on s’est même demandé si le monde ne vacillait pas… Et pourtant on a tenu.
L’Europe a montré cette année sa capacité à résister et protéger, et même à faire sauter nombre de tabous.
Cette résistance fut le fruit d’un effort diplomatique considérable.
Sommes-nous sortis de cette période?
En tout cas nous avons tenu! Nous avons réussi à préserver les fondamentaux. L’Organisation mondiale de la santé a survécu et elle a accepté de changer.
L’accord sur le nucléaire iranien, le JCPOA, a été préservé, notamment grâce à l’action des Européens, alors que des vents contraires auraient pu le faire disparaître.
Nous avons sauvé l’accord de Paris malgré le départ des Américains et aussi la coalition anti-Daech, alors que les États-Unis avaient à plusieurs reprises annoncé leur renoncement.
Nous avons organisé la prise en compte internationale de la crise du Sahel, avec notamment le lancement de la force «Takouba», regroupant les forces spéciales européennes.
Nous avons préservé l’idée et l’unité européenne malgré le Brexit.
L’Europe notamment a montré cette année sa capacité à résister et protéger, et même à faire sauter nombre de tabous.
Cette résistance fut le fruit d’un effort diplomatique considérable, fait de patience et d’obstination, jamais dans l’esbroufe ni dans le court terme.
Ces bases acquises, il nous faut à présent lancer la phase de refondation, notamment dans la perspective de la présidence française de l’Union en 2022.
Que pensez-vous du succès diplomatique de Donald Trump, qui orchestré la normalisation des relations entre Israël et les pays arabes?
Nous approuvons tout ce qui contribue à l’apaisement dans cette partie du monde, et notamment la normalisation des relations entre Israël et ces pays.
C’est donc une bonne nouvelle.
J’observe toutefois que parallèlement à la normalisation, le Maroc a rappelé son attachement à la relance des négociations dans le conflit du Proche-Orient et la nécessité d’une solution à deux États.
C’est également la ligne défendue par la France.
Il faut profiter de cet apaisement pour entamer un nouveau cycle. C’est peut-être le moment de prendre des initiatives.
La France, en tout cas, va le faire et je retrouverai à nouveau prochainement mes collègues allemand, jordanien et égyptien, pour envisager une reprise des discussions.
Avez-vous observé des changements dans le monde depuis l’élection de Joe Biden?
Jusque-là, les nouvelles autorités américaines ont refusé tout contact, restant fidèles au principe «une présidence à la fois».
Mais chacun a pris connaissance des déclarations de Joe Biden pendant sa campagne et depuis son arrivée.
Trois enjeux au niveau international seront abordés de manière nouvelle. D’abord, le climat.
Biden a dit son intention de revenir dans l’accord de Paris, ce qui n’est pas secondaire au moment où l’Union européenne a décidé de monter son niveau d’exigence dans ce domaine.
Dès la fin janvier, nous aurons des partenaires américains qui afficheront des volontés proches des nôtres.
Ensuite, la santé.
La nouvelle Administration a annoncé sa volonté de revenir dans l’OMS et d’agir pour l’universalisation des vaccins.
Enfin, l’accord nucléaire iranien.
Là aussi, Biden pourrait réintégrer le JCPOA.
Il y a donc désormais une volonté de dialogue, même si la marge d’action est limitée par le calendrier électoral iranien.
Je me rendrai à Washington juste après la prise de fonction de Biden, notamment pour parler de ça.
Mais il ne faudrait pas considérer que la présidence Trump ne fut qu’une parenthèse et que nous allons retrouver la relation transatlantique «de papa».
En quatre ans, beaucoup de choses ont changé. Les rapports de puissance se sont exacerbés, la priorité de l’affrontement entre la Chine et les États-Unis s’est affirmée, d’autres puissances ont fait part de leur capacité agressive, les enjeux commerciaux se sont détériorés.
L’Europe aussi a changé. Elle est devenue plus mature, elle a affirmé sa souveraineté et sa puissance et entre dans la refondation du lien transatlantique dans une nouvelle posture.
Non pour rivaliser mais pour avoir une relation plus équilibrée et affirmer sa propre identité. C’est une nouvelle donne.
Nous sommes optimistes, car les États-Unis auront besoin d’alliés forts.
Il est dans leur intérêt d’avoir une relation transatlantique équilibrée.
L’Otan et l’UE ont haussé le ton contre la Turquie. Le vent a-t-il vraiment tourné?
La Turquie, depuis l’automne, a accéléré sa fuite en avant en interventions tous azimuts sur le pourtour méditerranéen, en faisant fi du droit international et de ses engagements d’alliée. Avec une succession de faits accomplis inacceptables. Elle a par ailleurs doublé cette dynamique négative par des campagnes de haine et de déstabilisation à l’encontre de la France mais aussi de l’Europe, attaquant nos valeurs et essayant de nous déstabiliser. Ces outrances ont provoqué, à l’inverse de ce que la Turquie pensait, une prise de conscience chez nos partenaires. Elle a eu lieu en deux temps. D’abord, l’intervention à l’Otan du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, qui a appelé la Turquie à clarifier ses positions et ses engagements d’alliés, et lui a demandé de renoncer à ses actions de déstabilisation. Et la décision du Conseil européen d’imposer des sanctions immédiates liées à la situation en Méditerranée orientale. Le Conseil a aussi demandé à la Turquie de clarifier ses engagements et ses valeurs. Si elle ne change pas de comportement, de nouvelles initiatives seront prises en mars.
L’image de la France dans le monde a-t-elle changé avec Emmanuel Macron? Le président est-il une personnalité clivante à l’international?
L’image de la France s’est améliorée au niveau international depuis son arrivée. Emmanuel Macron fait référence. Il est devenu incontournable dans les crises. Il cherche dans les situations difficiles à faire entendre la voix de la France, marquer les valeurs de la République et rappeler qu’en tant que membres du Conseil de sécurité de l’ONU, nous tenons notre place dans le monde. Enfin, le fait qu’il dise ce qu’il pense est plutôt porté à son actif car c’est en étant franc qu’on débloque les situations. Ça ne règle pas la crise, mais ça l’empêche de rester dans l’impasse ou dans le statu quo.
Avec le recul, a-t-il eu raison d’évoquer la «mort cérébrale» de l’Otan?
Le fait qu’il ait mis les pieds dans le plat sur une réalité que tout le monde constatait a fait bouger les choses. Emmanuel Macron a soulevé quatre doutes: sur l’engagement américain, sur la volonté européenne de contribuer davantage à sa propre sécurité, sur les valeurs et la cohérence entre ses membres – je pense à la Turquie – et enfin sur la stratégie qui consiste à se demander qui est l’ennemi aujourd’hui? Tout le monde y pensait mais personne n’osait le dire. À l’initiative de la France et de l’Allemagne, un groupe de réflexion a travaillé sur un rapport qui vient d’être rendu public et qui a avancé le principe d’un code de bonne conduite et de la révision du concept stratégique de l’Alliance. La donne a changé. Sans Emmanuel Macron, il ne se serait rien passé…
Y a-t-il encore des crises sur lesquelles la France peut peser seule ?
La France pèse quand elle est à l’initiative et souvent, seule la France est à l’initiative. Elle ne règle sans doute pas les choses seules, mais elle a la capacité de rassembler autour d’elle. C’est ce qui fait notre singularité et notre force. Si la France n’avait pas pris l’initiative au Sahel, il ne se passait rien. Idem au Liban…
Même avec une initiative, il ne s’y passe pas grand-chose…
La seule solution, pour que le message soit compris, était de s’exprimer vigoureusement, en raison de notre amitié historique avec le Liban. C’est parce qu’il y a eu l’initiative de la France que toute la communauté internationale est sur la même logique que nous. Personne ne veut engager des financements tant que le Liban n’aura pas fait ses réformes. Pour moi, le Liban, c’est le Titanic sans l’orchestre. Les Libanais sombrent dans le déni total de leur situation et il n’y a même pas de musique…
Quand on voit l’impossibilité de faire changer la culture stratégique de l’Allemagne, ne craignez-vous pas que l’arrivée de Joe Biden fasse à nouveau glisser Berlin sous le parapluie sécuritaire américain?
Je ne partage pas cet avis. Nous sommes prêts, les Allemands et les Français, à réinventer la nouvelle donne transatlantique, qui ne sera pas la même qu’avant. Mon homologue allemand, Heiko Mass, et moi préparons ensemble notre première visite avec la future Administration américaine, que j’aimerais que nous fassions en commun. Après quatre ans d’Administration Trump, nous sommes dans une nouvelle logique… Nous réfléchissons à la manière de bâtir une Europe plus souveraine dans une relation transatlantique rééquilibrée. On peut désormais parler ensemble d’autonomie stratégique.
Que vous inspire le blocage sur le Brexit?
Les Cassandre prédisaient que les Britanniques allaient casser l’Europe, que la solidarité européenne allait s’émietter. Or l’unité des Européens tient solidement. Sur les trois points qui font divergence aujourd’hui – le respect de la concurrence loyale, c’est-à-dire le fait que si vous voulez jouer en Europe vous devez en respecter les règles ; le fait que la pêche ne doit pas être une variable d’ajustement et la question de la gouvernance – les Européens restent unis.
Le Figaro / International
Isabelle Lasserre