LE FIGARO : Avez-vous connu pire année que 2020 depuis que vous êtes ministre ?

Jean-Yves LE DRIAN : Nous avons vécu une année terrible. Elle a commencé par une escalade de violence liée à l’assassinat du général iranien Soleimani, qui aurait pu entraîner des conflagrations dans cette partie du  Moyen-Orient et mettre par terre l’action entreprise contre Daech.

Elle a  continué par l’accentuation de la brutalisation du monde, accompagnée  par la crise du Covid, y compris dans ses conséquences économiques et  sociales dans lesquelles nous sommes toujours.

Année terrible parce  qu’elle a vu la poursuite de la fuite en avant de l’Administration  Trump, qui a poussé jusqu’au bout son idéologie extrémiste et  nationaliste, jusqu’à se retirer de l’Organisation mondiale de la santé  en pleine pandémie.

Année terrible, parce que nous avons connu, nous la France, mais aussi l’Europe, une campagne  de haine et de violence, et subi des attaques terroristes.

Parce que  les crises se sont durcies, la dernière étant celle du Haut-Karabakh, une vraie guerre, dure, avec des moyens modernes, entre deux États.

Parce que la Turquie a multiplié les actes hostiles, menaçant la  sécurité de l’ensemble méditerranéen.

Parce que des partenaires majeurs  de la France ont subi des épreuves dramatiques, comme le Liban qui s’enfonce dans la crise.

Année terrible enfin parce que le Sahel a connu des perturbations  politiques.

Le tout sur fond de Brexit, qui en soi est une rupture  majeure.

Nous avons donc assisté à la convergence d’épreuves qui ont  ébranlé les fondements mêmes de l’ordre multilatéral et fragilisé les  valeurs de nos démocraties.

À plusieurs moments, avec cette série de  douches glaciales, on s’est même demandé si le monde ne vacillait pas…  Et pourtant on a tenu.

L’Europe  a montré cette année sa capacité à résister et protéger, et même à  faire sauter nombre de tabous.

Cette résistance fut le fruit d’un effort  diplomatique considérable.

Sommes-nous sortis de cette période?

En  tout cas nous avons tenu! Nous avons réussi à préserver les  fondamentaux. L’Organisation mondiale de la santé a survécu et elle a  accepté de changer.

L’accord sur le nucléaire iranien, le JCPOA, a été  préservé, notamment grâce à l’action des Européens, alors que des vents  contraires auraient pu le faire disparaître.

Nous avons sauvé l’accord  de Paris malgré le départ des Américains et aussi la coalition  anti-Daech, alors que les États-Unis avaient à plusieurs reprises  annoncé leur renoncement.

Nous avons organisé la prise en compte  internationale de la crise du Sahel, avec notamment le lancement de la  force «Takouba», regroupant les forces spéciales européennes.

Nous  avons préservé l’idée et l’unité européenne malgré le Brexit.

L’Europe  notamment a montré cette année sa capacité à résister et protéger, et  même à faire sauter nombre de tabous.

Cette résistance fut le fruit d’un  effort diplomatique considérable, fait de patience et d’obstination,  jamais dans l’esbroufe ni dans le court terme.

Ces bases acquises, il  nous faut à présent lancer la phase de refondation, notamment dans la  perspective de la présidence française de l’Union en 2022.

Que  pensez-vous du succès diplomatique de Donald Trump, qui orchestré la  normalisation des relations entre Israël et les pays arabes?

Nous  approuvons tout ce qui contribue à l’apaisement dans cette partie du  monde, et notamment la normalisation des relations entre Israël et ces  pays.

C’est donc une bonne nouvelle.

J’observe toutefois que  parallèlement à la normalisation, le Maroc a rappelé son attachement à  la relance des négociations dans le conflit du Proche-Orient et la  nécessité d’une solution à deux États.

C’est également la ligne défendue  par la France.

Il faut profiter de cet apaisement pour entamer un  nouveau cycle. C’est peut-être le moment de prendre des initiatives.

La  France, en tout cas, va le faire et je retrouverai à nouveau  prochainement mes collègues allemand, jordanien et égyptien, pour  envisager une reprise des discussions.

Avez-vous observé des changements dans le monde depuis l’élection de Joe Biden?

Jusque-là,  les nouvelles autorités américaines ont refusé tout contact, restant  fidèles au principe «une présidence à la fois».

Mais chacun a pris  connaissance des déclarations de Joe Biden pendant sa campagne et depuis  son arrivée.

Trois enjeux au niveau international seront abordés de  manière nouvelle. D’abord, le climat.

Biden a dit son intention de  revenir dans l’accord de Paris, ce qui n’est pas secondaire au moment où  l’Union européenne a décidé de monter son niveau d’exigence dans ce  domaine.

Dès la fin janvier, nous aurons des partenaires américains qui  afficheront des volontés proches des nôtres.

Ensuite, la santé.

La  nouvelle Administration a annoncé sa volonté de revenir dans l’OMS et  d’agir pour l’universalisation des vaccins.

Enfin, l’accord nucléaire  iranien.

Là aussi, Biden pourrait réintégrer le JCPOA.

Il y a donc  désormais une volonté de dialogue, même si la marge d’action est limitée  par le calendrier électoral iranien.

Je me rendrai à Washington juste  après la prise de fonction de Biden, notamment pour parler de ça.

Mais il ne faudrait pas considérer que la présidence Trump ne fut qu’une  parenthèse et que nous allons retrouver la relation transatlantique «de  papa».

En quatre ans, beaucoup de choses ont changé. Les rapports de  puissance se sont exacerbés, la priorité de l’affrontement entre la Chine et les États-Unis s’est affirmée, d’autres puissances ont fait  part de leur capacité agressive, les enjeux commerciaux se sont  détériorés.

L’Europe aussi a changé. Elle est devenue plus mature, elle a  affirmé sa souveraineté et sa puissance et entre dans la refondation du lien transatlantique dans une nouvelle posture.

Non pour rivaliser mais  pour avoir une relation plus équilibrée et affirmer sa propre identité. C’est une nouvelle donne.

Nous sommes optimistes, car les États-Unis  auront besoin d’alliés forts.

Il est dans leur intérêt d’avoir une  relation transatlantique équilibrée.

L’Otan et l’UE ont haussé le ton contre la Turquie. Le vent a-t-il vraiment tourné?

La  Turquie, depuis l’automne, a accéléré sa fuite en avant en  interventions tous azimuts sur le pourtour méditerranéen, en faisant fi du droit international et de ses engagements d’alliée. Avec une succession de faits accomplis inacceptables. Elle a par ailleurs doublé cette dynamique négative par des campagnes de haine et de  déstabilisation à l’encontre de la France mais aussi de l’Europe,  attaquant nos valeurs et essayant de nous déstabiliser. Ces outrances ont provoqué, à l’inverse de ce que la Turquie pensait, une prise de conscience chez nos partenaires. Elle a eu lieu en deux temps. D’abord,  l’intervention à l’Otan du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, qui a  appelé la Turquie à clarifier ses positions et ses engagements d’alliés, et lui a demandé de renoncer à ses actions de déstabilisation.  Et la décision du Conseil européen d’imposer des sanctions immédiates  liées à la situation en Méditerranée orientale. Le Conseil a aussi  demandé à la Turquie de clarifier ses engagements et ses valeurs. Si  elle ne change pas de comportement, de nouvelles initiatives seront  prises en mars.

L’image  de la France dans le monde a-t-elle changé avec Emmanuel Macron? Le  président est-il une personnalité clivante à l’international?

L’image  de la France s’est améliorée au niveau international depuis son  arrivée. Emmanuel Macron fait référence. Il est devenu incontournable  dans les crises. Il cherche dans les situations difficiles à faire  entendre la voix de la France, marquer les valeurs de la République et  rappeler qu’en tant que membres du Conseil de sécurité de l’ONU, nous  tenons notre place dans le monde. Enfin, le fait qu’il dise ce qu’il  pense est plutôt porté à son actif car c’est en étant franc qu’on  débloque les situations. Ça ne règle pas la crise, mais ça l’empêche de  rester dans l’impasse ou dans le statu quo.

Avec le recul, a-t-il eu raison d’évoquer la «mort cérébrale» de l’Otan?

Le  fait qu’il ait mis les pieds dans le plat sur une réalité que tout le  monde constatait a fait bouger les choses. Emmanuel Macron a soulevé  quatre doutes: sur l’engagement américain, sur la volonté européenne de  contribuer davantage à sa propre sécurité, sur les valeurs et la  cohérence entre ses membres – je pense à la Turquie – et enfin sur la  stratégie qui consiste à se demander qui est l’ennemi aujourd’hui? Tout  le monde y pensait mais personne n’osait le dire. À l’initiative de la  France et de l’Allemagne, un groupe de réflexion a travaillé sur un  rapport qui vient d’être rendu public et qui a avancé le principe d’un  code de bonne conduite et de la révision du concept stratégique de  l’Alliance. La donne a changé. Sans Emmanuel Macron, il ne se serait  rien passé…

Y a-t-il encore des crises sur lesquelles la France peut peser seule ?

La France pèse quand elle est à l’initiative et souvent, seule la France  est à l’initiative. Elle ne règle sans doute pas les choses seules, mais  elle a la capacité de rassembler autour d’elle. C’est ce qui fait notre  singularité et notre force. Si la France n’avait pas pris l’initiative  au Sahel, il ne se passait rien. Idem au Liban…

Même avec une initiative, il ne s’y passe pas grand-chose…

La  seule solution, pour que le message soit compris, était de s’exprimer  vigoureusement, en raison de notre amitié historique avec le Liban.  C’est parce qu’il y a eu l’initiative de la France que toute la  communauté internationale est sur la même logique que nous. Personne ne  veut engager des financements tant que le Liban n’aura pas fait ses réformes. Pour moi, le Liban, c’est le Titanic sans l’orchestre. Les Libanais sombrent dans le déni total de leur situation et il n’y a même pas de musique…

Quand  on voit l’impossibilité de faire changer la culture stratégique de  l’Allemagne, ne craignez-vous pas que l’arrivée de Joe Biden fasse à  nouveau glisser Berlin sous le parapluie sécuritaire américain?

Je  ne partage pas cet avis. Nous sommes prêts, les Allemands et les  Français, à réinventer la nouvelle donne transatlantique, qui ne sera  pas la même qu’avant. Mon homologue allemand, Heiko Mass, et moi  préparons ensemble notre première visite avec la future Administration  américaine, que j’aimerais que nous fassions en commun. Après  quatre ans d’Administration Trump, nous sommes dans une nouvelle  logique… Nous réfléchissons à la manière de bâtir une Europe plus  souveraine dans une relation transatlantique rééquilibrée. On peut  désormais parler ensemble d’autonomie stratégique.

Que vous inspire le blocage sur le Brexit?

Les  Cassandre prédisaient que les Britanniques allaient casser l’Europe,  que la solidarité européenne allait s’émietter. Or l’unité des Européens  tient solidement. Sur les trois points qui font divergence aujourd’hui –  le respect de la concurrence loyale, c’est-à-dire le fait que si vous  voulez jouer en Europe vous devez en respecter les règles ; le fait que  la pêche ne doit pas être une variable d’ajustement et la question de la  gouvernance – les Européens restent unis.

Le Figaro / International

Isabelle Lasserre