L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) évalue à 2000 le nombre de migrants morts ou disparus en Méditerranée depuis janvier, mais estime qu’à ce rythme le chiffre pourrait bientôt grimper à 30000. Un record a été atteint en avril, quand plus de 800 migrants partis des côtes libyennes ont péri avant d’atteindre l’île italienne de Lampedusa, au sud de la Sicile.
Les statistiques établies par l’OIM indiquent aussi que 79 % des décès en mer surviennent en Méditerranée et que 86 % des migrants morts ou disparus au fond de cette mer ont commencé leur voyage en Afrique.
Cette « route méditerranéenne centrale » au
départ de la Libye est la plus fréquentée et, de
loin, la plus meurtrière. Les migrants sont majoritairement
originaires de pays dévastés par la
guerre, comme la Syrie et la Somalie, ou de pays
à régime dictatorial comme l’Érythrée. Plusieurs
milliers de ressortissants du Mali, du Niger, de
Gambie, du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Ghana
et du Nigeria figurent aussi parmi ceux qui, chaque année,
empruntent les chemins de l’émigration clandestine avant
d’échouer dans une Libye en proie au chaos.
Ils y sont à la
merci de trafiquants d’êtres humains et de passeurs sans
scrupule que le président du gouvernement italien, Matteo
Renzi, n’a pas hésité à qualifier de « négriers du XXIe
siècle ».
Lorsqu’ils arrivent en Libye après un dangereux voyage à travers le Sahara, ces jeunes Africains se mettent à la recherche d’un emploi précaire dans l’espoir de réunir la somme nécessaire pour payer la traversée vers l’Europe. Entrés irréguliè- rement en Libye, ils y séjournent sans papiers et sont des cibles faciles pour les autorités et les milices locales.
Selon plusieurs témoignages, des centaines de migrants sont détenus dans des prisons à Misrata, à Zintane et à Tripoli, où ils sont soumis à des traitements cruels, inhumains et dégradants. Plus de 1 100 personnes sont ainsi incarcérées au centre de détention de Misrata. Entassés les uns sur les autres, les migrants sont battus jusqu’au sang à l’aide de chaînes. Ils sont plusieurs centaines à devoir utiliser les mêmes toilettes, selon le journaliste Tom Wescott, de l’agence onusienne Irin, qui a pu interviewer des détenus et des gardiens de prison.
Des enfants de 10 à 14 ans sont enfermés dans les mêmes cellules que les adultes. Ceux qui réussissent à éviter la case prison et qui ont épargné assez d’argent pour payer la traversée (entre 500 et 2000 dollars selon le type d’embarcation, d’après Associated Press), ou qui se sont fait envoyer de l’argent par leurs frères ou leurs cousins installés en France, en Italie ou en Espagne, sont pris en charge par la mafia des passeurs.
Selon l’ONG Global Initiative Against Transnational Organized Crime, le business de l’immigration au départ de la Libye rapporte chaque année 287 millions d’euros à ses organisateurs, alors même qu’ils font prendre à ces jeunes Africains des risques inouïs. Quand, à la vue des embarcations, des candidats au voyage hésitent à monter à bord, les passeurs les y obligent et tirent parfois sur eux. Les principaux pays africains dont les ressortissants sont arrivés vivants en Italie en 2014 sont: l’Érythrée (34329 personnes, dont 6076 femmes et 4192 mineurs), le Mali (9938 personnes, dont 27 femmes et 529 mineurs), le Nigeria (9000 personnes, dont 1454 femmes et 557 mineurs), la Somalie (5756 personnes, dont 1104 femmes et 1642 mineurs) – source:
Emily Maguire, Lucy Rodgers, Nassos Stylianou, John Walton, « The Mediterranean’s deadly migrant routes », 22 avril 2015. Mais, à côté de ces miraculés, combien d’hommes, de femmes et d’enfants gisent au fond de la Méditerranée? En avril, le nombre élevé de morts a suscité une immense émotion internationale, notamment dans les pays de l’Union européenne.
Les ministres européens ont tenu une réunion d’urgence le 20 avril, et les chefs d’État et de gouvernement se sont réunis le 23 du même mois pour étudier les mesures susceptibles de faire face à cette crise sans précédent. versée. Outre le renforcement des dispositifs Frontex et Triton, la multiplication des patrouilles navales auxquelles participent les bateaux de plusieurs pays a permis de sauver des milliers de vies humaines.
Mais plusieurs dirigeants européens ont aussi évoqué une possible option militaire. La ministre italienne de la Défense, Roberta Pinotti, a souhaité une assistance amé- ricaine en drones pour repérer les canots, pirogues et bateaux avant qu’ils ne transportent les passagers, tandis que le Parti populaire, au pouvoir en Espagne, a déclaré que couler les bateaux avant leur départ pourrait être une possibilité.
Cette option militaire suscite aujourd’hui interrogations et inquiétudes. Mais quid de la réponse africaine? Certes, le président congolais, Denis Sassou Nguesso, s’est ému le 21 avril, sur les ondes de la radio Europe 1, de cette tragédie et a appelé l’Union africaine à se réunir en urgence. Certes, l’Ivoirien Alassane Dramane Ouattara a parlé, le 7 mai, d’une « tragédie qui heurte la conscience universelle » et ordonné le rapatriement de ses compatriotes « en situation de détresse » en Libye.
Et il est vrai que Nkosazana Dlamini-Zuma, la pré- sidente de la Commission de l’Union africaine (UA), a rencontré son homologue Jean-Claude Juncker à Bruxelles, le 22 avril. Pour autant, il n’y a pas à ce jour de réponse africaine appropriée.
Pas de sommet extraordinaire des pays de l’UA, comme lorsque dix-sept pays d’Asie se sont réunis, le 29 mai, pour évoquer la situation des réfugiés Rohingyas. Il n’y a pas eu non plus de réunion du Conseil de paix et de sécurité de l’UA, pas de sommet de la Cedeao, pas de réunion des pays de départ et de transit des migrants, pas de concertation – ne serait-ce qu’au niveau ministériel – des pays concernés. Il n’y a pas de réponse coordonnée, ni des Africains entre eux, ni des Africains et des Européens.
Le mercredi 27 mai, à son siège d’Addis Abeba, l’Union africaine a rendu hommage aux hommes et aux femmes disparus en Méditerranée… dans une salle aux rangs très clairsemés. La cérémonie a mobilisé très peu de participants. Une poignée d’ambassadeurs et de religieux ont écouté le discours d’Olawale Maiyegun, le directeur des Affaires sociales de la Commission. Le représentant de l’ONG Oxfam dans la capitale éthiopienne,
Désiré Assogbavi, a déploré que « les Africains soient toujours les derniers à réagir ». Cette cérémonie célébrée presque en catimini, six semaines après l’un des plus grands drames de la migration en Méditerranée, a montré l’indifférence de l’Afrique vis-à-vis de la tragédie que vivent ses enfants. Elle est un symbole aussi de cette Afrique dont la voix ne porte plus. Une Afrique aphone et inerte.
Tiebilé Dramé, ancien ministre malien des Affaires étrangères
Source: Le Républicain-Mali 15/06/2015