« Nous nous sommes réveillés, ne fermons plus les yeux. » Cette exhortation du général Aladji Ag Gamou à l’attention des membres de sa communauté, celle des Imrads et alliés, a-t-elle été suffisamment perçue ? Appréciée à sa juste valeur ? Elle le mérite car elle annonce les prémices d’une inéluctable révolution sociale dans l’Adagh.
Il ne faut pas s’y tromper : le mouvement enclenché par le GATIA est irréversible. Un moment, l’on a cru, avec les Accords d’Anéfis, que les Touaregs s’étaient entendus sur le dos du gouvernement et du peuple malien. Les récents événements de Kidal prouvent le contraire.
Ce qui se produit actuellement à Kidal aurait pu être évité. Les deux parties, la CMA et le GATIA s’étaient entendus sur des médiateurs nationaux mais non gouvernementaux, ni membres de la société civile, susceptibles de les mettre d’accord. Elles étaient, chacune de son côté, prêtes à faire des concessions. Les autorités compétentes, informées de cet état de fait, ont précipité l’échec de l’entreprise. Alors que les démarches étaient entamées, que les premiers contacts étaient pris, elles ont choisi de négocier avec les « groupes armés » à valises ouvertes, en leur demandant de retourner à Kidal pour régler leur différend à l’interne. Deux accords en sont sortis : ceux d’Anéfis et de Niamey. Mais l’encre des signatures n’était pas encore sèche que les hostilités ont repris entre les deux parties.
L’observateur en déduit que nos gouvernants sont en train de gérer une affaire sérieuse comme qui se contenterait d’expédier les affaires courantes. Le fond du problème est totalement ignoré, car, le fond du problème n’est pas la gestion concertée des affaires à Kidal par la CMA et le GATIA ; le problème a pour fondements, d’une part, la remise en cause d’un ordre social et, d’autre part, la résistance à cette remise en question.
Une relecture de l’histoire de l’Adagh est indispensable à la compréhension de la guerre entre frères à Kidal. Quand les Français arrivent dans la région, en 1903, ils choisissent de passer, avec les détenteurs de la chefferie locale, ce qui s’assimile à un « gentlemen’s agreement » : les autochtones acceptent la domination des allogènes qui, à leur tour, s’engagent à respecter leurs us et coutumes. Du coup, l’Adagh se trouvait dans une situation privilégiée par rapport au reste du Soudan Français : un statut particulier lui était reconnu. A l’exception des rezzous qui furent interdites, tout fut toléré par la France républicaine et abolitionniste, y compris le servage et l’esclavage.
Cela a comporté plus d’inconvénients que d’avantages, y compris pour l’aristocratie ifoghas, mais cela a donné entière satisfaction à cette aristocratie car, comme l’a si bien écrit Ambéry Ag Rhissa : « les Iforas cherchent à préserver leurs privilèges féodaux et non à obtenir une autonomie. Ils se seraient bien accommodés de n’importe quel régime à condition que ces privilèges soient épargnés. » (L’Essor hedo. du 22 juin 1964.)
Avec l’accession à l’indépendance, la Première République, fortement acquise au jacobinisme, met fin à l’existence de ce statut particulier : comme la chefferie de canton, la chefferie de tribu est abolie. L’intention affichée est, alors, de renverser l’ordre des choses : « …le principe de notre action », écrit le commandant de cercle de Gao dont dépendait, à l’époque, la subdivision de Kidal, « doit être dirigée en direction des masses « Imrads » chez lesquelles nous devons provoquer une prise de conscience. » C’étai en 1960.
Trois ans après, éclate la première rébellion des Kel Adagh. Elle est réprimée avec la dernière brutalité et, en 1964, lors des festivités du 22 Septembre célébrées à Kidal sous les auspices du capitaine Dibi Silas Diarra, en présence d’une forte délégation du Bureau Politique National de l’US-RDA et du gouvernement, les nouvelles autorités maliennes signifient à la population la nécessité d’un changement des mentalités : à travers une pièce de théâtre, elles font « applaudir un bellah sur la scène qui revendique ses bêtes dont s’est emparé son maître targui. »
La révolution sociale voulue par l’US-RDA connut un arrêt avec le coup d’Etat de 1968. Les militaires, soucieux de parer à toute velléité de rébellion s’accommodés, au grand dam des Imrads, de l’ordre ancien ; d’où la prééminence dont ont joui les grandes chefferies tamasheq durant les régimes du Comité Militaire de Libération Nationale et de l’Union Démocratique du Peuple Malien. Avec l’instauration du multipartisme, la situation ne connut pas d’évolution : dans l’Adagh, la famille d’Intalla Ag Attaher continue de détenir tous les leviers de commande.
C’est à cette situation que le général Aladji Ag Gamou entend mettre fin ; d’où son exhortation à sa communauté. Le pouvoir, plutôt que de continuer à privilégier une partie au détriment de l’ordre, devrait tenir compte de la donne sur le terrain. Comment peut-on concevoir la démocratie en empêchant la loi du nombre de s’exercer ? Aux termes de consultations populaires, Kidal s’est donné un maire et un député imrad. La démocratie n’est pas incompatible avec les survivances de l’aristocratie. Bon nombre de pays européens, l’Angleterre, la Hollande, la Belgique, le Danemark, la Suède, la Norvège, l’Espagne, en donnent l’exemple. C’est de cet exemple dont les pouvoirs publics maliens, au lieu de continuer à négocier à valises ouvertes avec les différentes parties, devraient s’inspirer afin de démêler l’écheveau de Kidal.
Ah.S