Entre rejet social et mysticisme, les naissances d’enfants siamois provoquent parfois des réactions violentes. L’histoire de Bissie et Eyenga, des soeurs siamoises camerounaises, opérées en France en novembre 2019, et suivies par TV5MONDE, est emblématique. Doris Bonnet, anthropologue de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), spécialiste de la santé et de la petite enfance en Afrique, nous livre son analyse. Entretien.
La naissance de jumeaux siamois est un phénomène assez rare et qui reste encore méconnu et incompris. On estime qu’il y aurait un cas sur 50 000 à 100 000 naissances, dans le monde. « C’est un phénomène quasi inexistant. On ne sait pas vraiment ce qui provoque de telles naissances. On est totalement dans l’inconnu », déclare l’anthropologue Doris Bonnet.
Indépendamment d’être siamois, c’est le fait dêtre jumeau qui est associée au mystique, selon l’anthropologue. De nombreuses qualités extraordinaires sont prêtées à la géméllité. « Au sein d’une même société, il peut y avoir différentes manières de penser le mystique face au même phénomène. Certaines sociétés sont ravies d’avoir des jumeaux, pour d’autres, c’est une malédiction ou une malchance. C’est le cas au Burkina Faso, par exemple. Chez les Mossi, les descendants de la royauté considèrent que la naissance de jumeaux est positive, et d’autres, qu’on appelle les gens de la terre, y voient un signe de malchance, de malédiction », explique Doris Bonnet. L’anthropologue rajoute qu’il n’y a pas « de croyances propres à ce phénomène. L’Afrique n’étant pas un bloc homogène de croyances, il ne faut pas tomber dans le cliché culturel ».
Singularité d’un contexte familial
Ces naissances inhabituelles peuvent donc être perçues comme potentiellement problématiques, à différents degrés. Le sacré apparaît parfois comme la seule explication de ce phénomène encore incompris. « La naissance d’un enfant présentant une malformation, par exemple, ou même la naissance de simples jumeaux ouvre les portes du monde mystique. On explique alors que les esprits sont entrés en contact avec la mère, via son utérus. La naissance devient alors un danger, surtout dans des contextes socio-économiques difficiles », précise l’anthropologue. Les naissances d’albinos sont aussi sujettes à de nombreuses interprétations et violences. « On les accuse souvent d’être des enfants sorciers, ou on les mutile pour se protéger de sorcellerie. Mais il y a aussi des enfants albinos qui ne sont pas maltraités par la collectivité, parce que la famille est forte, et les protège », confie Doris Bonnet.
Mais pour la chercheuse à l’IED, l’élément à considérer est avant tout le contexte familial et comment la mère est perçue au sein de sa communauté. « Le point important dans ce genre de cas, c’est vraiment la singularité de l’histoire familiale. Face à des naissances atypiques ou anormales, la violence des réactions va dépendre de la situation de la mère, de la famille, au sein de la communauté. Ce n’est pas dans la culture qu’il faut trouver une explication », détaille Doris Bonnet.
Bissie et Eyenga sont des jumelles, nées siamoises au Cameroun. Leur mère, Laurel est orpheline, et s’est rapidement retrouvée isolée à la naissance de ses filles. Le père des petites, quant à lui, ne les a pas acceptées, et un oncle a même voulu les tuer. C’est ce que raconte Laurel, dans le documentaire « La colère des ancêtres » diffusé en deux parties sur TV5MONDE, ce week-end. « La mère sans parents n’a plus personne pour la défendre, la protéger. On pioche alors dans ce que je nommerais une ‘boîte à outils’ qui pousse à invoquer les ancêtres, la sorcellerie. On utilise cela pour pointer du doigt la différence et la stigmatiser », analyse Doris Bonnet.
Colère des ancêtres ou désordre social
Le chef du village parle, lui, des ancêtres et de leur colère. Pour Doris Bonnet, « les ancêtres représentent la loi. Ils sont là pour protéger et pour punir. C’est la représentation d’une Justice. Ils protègent le village, la communauté et rétablissent l’ordre social. La naissance des siamois peut être assimilées à un désordre biologique, associée a un désordre social. Pour éviter le désordre social, il faut éliminer le désordre biologique, et c’est le recours à l’infanticide. Ou il faut demander la protection aux ancêtres pour éviter ce désordre social. On est dans la symbolique. Même l’ordre environnemental peut être en danger (risque de famine, catastrophe naturelle, etc..) à cause de ce désordre biologique ».
Dans le documentaire, l’entourage de la jeune mère déclare qu’une telle naissance « était forcément une malédiction », et que « la mère savait certainement ce qu’elle a fait pour mériter cela ». L’oncle de la jeune Laurel tentait d’expliquer cette naissance : « Peut-être était-ce à cause des bananes (plantain) collées qu’elle aurait mangées pendant qu’elle était enceinte ».
La malédiction ou la stigmatisation de la mère
« On voit bien que tout est prétexte pour culpabiliser la mère. On ne comprend pas un phénomène, on ne le connaît pas, il faut donc trouver un coupable. Le comportement de la mère durant sa grossesse est mis en cause, pas celui du père », fait remarquer l’anthropologue. Elle poursuit : « Ce n’est bien sûr pas spécifique à l’Afrique. En France aussi, on a ce genre de croyances liées à l’alimentation ou au comportement de la mère pour expliquer un handicap, ou une naissance atypique. C’est un peu comme une contamination symbolique de la mère. C’est toujours elle qui est à l’origine du mal ».
- (Re)voir Cameroun : deux petites sœurs siamoises opérées avec succès en France
A Yaoundé, le docteur Zé ayant accouché Laurel raconte ce qui s’est passé : « toute la ville a déferlé ici. Tout ce qui est différent de la norme est considéré comme de la sorcellerie dans les esprits, et les croyances ». Pour l’anthropologue Doris Bonnet, les habitants du village ont « certainement associé cette naissance à des génies de mauvais augure qui amèneraient un malheur au village. Il fallait donc tuer ce qui est à l’origine du mal ».
L’infanticide est parfois le réflexe premier de ce qui n’est pas compris. « Quand on est dans une situation précaire et pauvre, comment gérer la naissance de siamois ? On est dans l’incompréhension d’une naissance considérée comme anormale, comme si elle venait d’ailleurs. Très souvent dans les zones rurales, on considère que les enfants sont des entités ontologiques (ou surnaturelles, ndlr) qui viennent sur terre à l’occasion de ces naissances ». Pour l’anthropologue, ces cas extrêmes mettent surtout en lumière la situation difficile des femmes, qui plus est mères, parfois abandonnées par leur familles, ou maris. « C’est par l’instruction que les femmes s’en sortiront. C’est vraiment la priorité pour éviter de telles situations », explique-t-elle.
La réussite de l’opération peut-elle être désormais perçue comme une bénédiction des ancêtres par l’entourage de Laurel et des fillettes ? Pour Doris Bonnet, c’est une possibilité : « Bien sûr on ne peut que supposer. Peut-être vont-ils considérer que leurs prières ont bien été entendues. Il n’empêche qu’elles sont toujours des jumelles, et qu’elles restent quand même dans l’anormalité, proches du surnaturel ».