Dans la diaspora roumaine, un vote antisystème en faveur de l’extrême droite : «les parlementaires sont des voleurs»

Calin Georgescu, running as an independent candidate for president gestures while delivering a speech to media, in Izvorani, Romania, Tuesday, Nov. 26, 2024, after making it to the Dec. 8 election runoff. (AP Photo/Vadim Ghirda)

En plébiscitant largement Calin Georgescu au premier tour de la présidentielle, l’importante diaspora roumaine a joué un rôle majeur dans le bouleversement électoral de leur pays d’origine. A la Courneuve (Seine-Saint-Denis), la communauté locale illustre ce basculement vers l’extrême droite.

L’église orthodoxe roumaine de la Courneuve (Seine-Saint-Denis) est cachée dans un bâtiment aux vitres teintées, au bout d’une rue qui serpente entre un centre de recyclage et les rails du RER B. On ne la repère qu’aux familles en chemises brodées et fichus colorés qui en sortent à la fin de la messe dominicale. L’intérieur, avec ses fresques dorées et son sol en marbre, est aussi éclatant que l’extérieur est anonyme. «Notre église est à l’image de ce qu’un bon chrétien doit faire. Cultiver son âme plutôt que son apparence», explique avec le sourire Andrei, le fils bien mis du prêtre.

La paroisse créée il y a douze ans a grandi au rythme de la communauté roumaine en banlieue parisienne. Chaque semaine, plusieurs centaines de personnes assistent à l’office. «C’est un endroit qui nous permet de nous réunir, de parler du pays. En ce moment, bien sûr, on parle beaucoup de politique après la messe. Tout le monde veut revenir en Roumanie un jour, alors on continue à beaucoup s’y intéresser», raconte un paroissien.

Dans le bouleversement électoral que connaît la Roumanie depuis le 24 novembre, la diaspora joue un rôle important. Au premier tour de la présidentielle, les électeurs de l’étranger, qui n’ont jamais été aussi nombreux à se rendre aux urnes, ont placé Calin Georgescu, un quasi-inconnu admirateur des fascistes de l’entre-deux-guerres, en tête avec 43 %. Soit près du double de son score en Roumanie même, où il est toutefois aussi arrivé premier. Même dynamique lors des législatives du 1er décembre, où 55 % des Roumains de l’étranger ont voté pour un parti d’extrême droite, contre moins de 32 % à l’intérieur du pays. Ce dimanche, ils auront encore un poids certain lors du second tour de la présidentielle, qui opposera Georgescu à la réformiste Elena Lasconi.

Circulation des idées

«Il faut s’intéresser à l’influence de ces travailleurs sur leurs amis et leur famille restés en Roumanie. La plupart d’entre eux sont partis à cause des conditions économiques et veulent rentrer chez eux, surtout les ouvriers ou tous ces gens qui travaillent dans le soin à la personne ou dans les abattoirs, explique Antonia Jeflea, doctorante à l’université de Tübingen, qui travaille sur les Roumains installés en Allemagne. Le discours très émotionnel de Calin Georgescu les touche. J’ai le sentiment que beaucoup ont dit à leurs proches “Si tu veux que la Roumanie change et que je puisse rentrer, il faut voter pour Calin Georgescu”.» Après un flot continu d’émigration depuis trente ans, la diaspora roumaine est la cinquième plus importante au monde, selon une étude de l’OCDE. Plus de 14 % des citoyens roumains vivent dans un autre pays de l’Union européenne. En France, on en compte au moins 135 000, qui travaillent aussi bien comme maçons que comme chirurgiens.

Dimanche 1er décembre, certains d’entre eux sont venus voter pour les législatives dans une salle communale de la Courneuve, où était installé l’un des 67 bureaux de vote en France. Dans toutes les bouches, le même message antisystème. «Tous les parlementaires sont des voleurs, ça fait trente-cinq ans qu’ils nous pillent. Eux, ils ont tout, une belle maison, une voiture de fonction. Nous, si on reste en Roumanie, on gagne à peine 400 euros. Il faut se débarrasser d’eux au plus vite», dit George Moldovan, d’une voix douce et dans un français hésitant. Les seuls à trouver grâce à ses yeux sont Calin Georgescu et le parti d’extrême droite SOS Romania, porté par la complotiste pro-russe Diana Sosoaca. Il est venu voter avec son petit garçon, qu’il soulève jusqu’à l’urne pour qu’il dépose son bulletin, filmé par sa femme. Ce jour sera, il l’espère, «historique».

Cible idéale

En Roumanie, l’extrême droite a poussé mais n’a pas renversé la table lors de ces législatives. A la Courneuve par contre, les trois partis extrémistes – l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), SOS Romania et le Parti des jeunes gens (POT) – ont remporté 78 % des voix. Ces chiffres auraient semblé inimaginables il y a encore quelques années, quand la diaspora était considérée comme un réservoir de voix pour les partis réformistes. C’est encore en partie le cas : le parti Union sauvez la Roumanie (USR) d’Elena Lasconi est arrivé deuxième pour les législatives dans le vote des Roumains de l’étranger, notamment grâce à sa popularité auprès des émigrants mieux intégrés qui occupent des emplois qualifiés. Mais le premier virage a eu lieu dès 2020, quand le parti AUR a rassemblé 26 % des suffrages de la diaspora, un an après sa création. Quatre ans plus tard, la tendance est amplifiée par le phénomène Georgescu.

Dorin, 24 ans, a voté pour la première fois lors de ce cycle électoral, «parce que cette fois, il y a un candidat différent». «C’est un patriote, quelqu’un qui pense plus aux autres qu’à lui, alors que le Parlement est rempli de gens prêts à vendre leur pays s’ils en tirent un bénéfice. Georgescu comprend ce qu’on ressent, notre envie de rentrer à la maison mais dans un pays qui fonctionne», explique-t-il, très convaincu par le candidat après avoir regardé ses discours sur YouTube.

Les travailleurs pauvres qui vivent à l’étranger sont une cible idéale pour des candidats comme Georgescu, ou comme George Simion, le leader de AUR«Ils travaillent beaucoup mais ne se sentent pas reconnus, ils sont souvent dans l’illégalité, ne connaissent parfois pas la langue des pays où ils vivent et leurs droits sont facilement piétinésrappelle Antonia Jeflea. Quand ils sont confrontés à un problème, ils se tournent vers les réseaux sociaux où on trouve de nombreux groupes de travailleurs migrants. C’est leur principale ressource et leur lien avec leur communauté.»

«Si vous votez pour Lasconi, vous aurez deux papas»

La campagne de Georgescu, menée quasi exclusivement sur TikTok et les autres réseaux sociaux, les a rapidement atteints. La mère de Noemi, une grande brune de 25 ans venue voter à la Courneuve, est elle aussi tombée sous le charme du candidat d’extrême droite sur le réseau social chinois. «Les gens sont désespérés et ce type les hypnotise, en se présentant comme une sorte de prophète, raconte la jeune femme d’un débit rapide, en passant du français à l’anglais pour accélérer encore la cadence. Depuis une semaine, j’essaie de montrer à ma mère que c’est un discours aux inspirations dictatoriales, que ce Georgescu veut entraîner notre pays vers la Russie, mais elle me répète tout le temps, “au moins, il est différent. En bien ou en mal je ne sais pas, mais différent”.»

La dimension géopolitique du vote, présenté par les anti-Georgescu comme un combat entre une candidate atlantiste et européenne et un admirateur de Poutine, est quasiment absente du discours des électeurs de l’extrême droite. Seule revient parfois l’amertume vis-à-vis des «étrangers» qui auraient pillé les ressources de la Roumanie en achetant terres, forêts et usines depuis la chute du communisme. «Quand on veut acheter à manger, on va dans des Kaufland [une chaîne de supermarchés d’origine allemande, ndlr] qui nous vendent cher des produits étrangers. Alors qu’on a de la bonne terre, qui produit des bonnes choses mais on vend tout», peste Vasile, la cinquantaine et une casquette fichée sur sa calvitie. Son argumentaire reprend l’une des seules idées énoncées dans le programme de Georgescu, intitulé «Nourriture, eau, énergie». Il y promeut des idées autarciques, la valorisation des petites fermes, la production d’énergie locale.

«Le soutien pour Calin Georgescu et pour l’extrême droite trouve aussi ses racines dans l’anxiété que certains Roumains à l’étranger ressentent vis-à-vis de leur identité. Ils ne se sentent pas à l’aise avec les personnes LGBT ou racisées et veulent protéger en réaction l’identité chrétienne de la Roumanie», pointe aussi Antonia Jeflea. Sur les réseaux sociaux de la diaspora circulent des dizaines de mèmes qui proclament «Si vous votez pour Lasconi, vous aurez deux papas» ou collent l’étiquette «électeur USR» sur des photos de personnes trans. Une obsession cette fois commune à toutes les extrêmes droites du continent.

La rédaction.fr