Faut-il, en tout état de cause et à toutes fins utiles, rappeler que certaines vieilles métropoles de savoir et de savoir être du Soudan devenu, en 1960, le Mali, un grand pays à culture multiséculaire, se sont, au fil des générations, enracinées dans de valeurs éthiques et morales exemplaires qui continuent de nos jours à imposer le respect et la fascination. La plupart des habitants de ces villes savaient lire et écrire (en arabe), à la veille de la conquête coloniale.
Elles ont pu rayonner de belle manière sur le monde extérieur grâce à une diplomatie active de proximité, attrayante et attractive à tous égards, essentiellement axée sur le dialogue ouvert et constructif, la compréhension et l’entente mutuelles, l’émergence de bonnes et justes causes nationales, voire supranationales, l’altruisme, tous réflexes, attitudes et comportements décents ancrés dans les mœurs et coutumes au Sahel en l’occurrence.
C’est ainsi que dans un contexte difficile et incertain, les autorités politiques, administratives, religieuses de la ville de Tombouctou, berceau de civilisation séculaire, ont pris une initiative heureuse, salutaire, celle de dépêcher à Paris, un homme d’exception, une figure emblématique du sérail, son Excellence Si Hadji Abd El Kader, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, grand érudit, indépendant, digne représentant de la Société civile locale.
Il fallait trouver de commun accord avec le Gouvernement français les voies et moyens susceptibles de circonscrire les bouleversements et soubresauts qui secouaient le Soudan, exposé sur toute son étendue à la pénétration française et disposer, à la source, auprès de personnes influentes notamment, de renseignements sur les véritables desseins de la colonisation et leurs conséquences à plus ou moins brève échéance. Par le traité signé par le roi Ahmadou, souverain du Haut Niger et le commandant français Gallieni, au terme de l’expédition de ce dernier en 1880, la France jouissait de faveurs particulières à savoir, entre autres, le protectorat sur le fleuve Niger, la liberté de naviguer tout au long de ce fleuve si stratégique, l’ouverture de voies commerciales, le droit de placer un résident à Ségou.
Mais, craignant toute servilité, réticentes à une quelconque occupation de leurs terres par des conquérants étrangers, les populations, diverses et variées, composées de plusieurs ethnies caractérisées par de profonds brassages et métissages tissés au fil des siècles, demeuraient cantonnées dans l’attentisme et le scepticisme, réclamant, à cor et à cri, une coopération multiforme, à visage humain et sur fond d’échanges fructueux, dans la transparence, la cohésion et la stabilité, le maintien et la consolidation de vraies relations commerciales porteuses, mutuellement avantageuses.
Agé de trente ans, grand communicateur, connu et apprécié pour ses connaissances et ses capacités de négociation, l’ambassadeur de Tombouctou a quitté la ville mystérieuse, à cheval, accompagné de deux gardes de corps, muni d’une lettre de créances délivrée par la Djemââ ou Assemblée de Tombouctou. Il s’était rendu à Dakar en passant par Bamako, Kita et fut une escale à Kayes au mois d’août 1884 ; le commandant français sur place l’a accueilli avec tous les honneurs dus à son rang et lui a facilité les démarches pour la poursuite de sa lourde mais combien exaltante mission. Il prévint le Gouverneur du Sénégal qui reçut l’émissaire à Saint Louis et l’embarqua pour la France, sous la conduite de Mr Angéli, éminent homme de culture, Professeur d’arabe au collège de la ville. Bravant vents, tempêtes, toutes sortes de dangers, l’illustre personnalité arriva à Paris le 29 décembre 1884, habillée en tenue traditionnelle, coiffé d’un magnifique turban et chaussé de bottines en soie bleue attachées avec des lacets dorés. L’ambassadeur de Tombouctou fut l’objet d’une attention et d’une sollicitude remarquables, hébergea à l’hôtel du Louvre où le ministre de la marine avait retenu pour lui un appartement spacieux.
Il a été reçu le 1er janvier 1885 par le Président de la République française, son Excellence Mr Jules Grévy et, le 5 janvier 1885, par le Président du Conseil des Ministres. Dans la foulée du retour au bercail, mission accomplie, le Diplomate soudanais quitta Paris le 17 janvier 1885 pour Bordeaux où il s’est embarqué trois jours après en direction du Sénégal, gratifié de précieux cadeaux et portant dans son pays divers présents adressés par le Gouvernement français au Cheick et à la Djemââ de Tombouctou. Le Professeur Angéli qui l’a accompagné jusqu’à Bordeaux pour l’embarquement, était revenu à Paris le 21 janvier afin d’organiser une expédition qui devrait le conduire, en qualité de chef, dans la capitale du Soudan. Dans tous les cas, la complexité de la vérité historique fait que l’on ne peut en saisir toutes les façades, mais force est de reconnaître, en toute objectivité, que la mission de Si Hadji Abd El Kader, a constitué le symbole fort d’une volonté inébranlable d’impulser un second souffle, un regain de confiance au moment où les sujets brûlants de l’expansion coloniale compromettaient le cours normal des bonnes relations commerciales entretenues entre la France et le Soudan.
Cette mission délicate a grandement contribué, tant bien que mal, à raffermir, sous de meilleurs auspices, les rapports de coopération avec les influentes personnalités françaises rencontrées, à aplanir les malentendus, les préjugés et les susceptibilités, de part et d’autre, dans de conditions de tension et de pression idoines, à asseoir une véritable alliance verticale entre les parties, dans une optique constructive.
Par Chirfi Moulaye HAIDARA, ex cadre EDM, Homme de Culture, Chevalier de l’Ordre National du Mali.
Le Républicain 15/11/2011