La réponse à cette question peut permettre aux Africains d’apprécier la direction qu’ils veulent donner à l’émergence du continent. En attendant, une analyse du contexte à partir du double point de vue du décalage entre le discours et la réalité du continent ainsi que celui de l’instabilité politique et la mauvaise gouvernance, constituent une piste de réflexion qui mérite d’être appréhendée.
En ce qui concerne le décalage entre le discours et la réalité, il est vrai qu’au cours des deux dernières décennies le regard du monde sur l’Afrique a changé. Longtemps perçue comme la terre du désespoir, illustré par les nombreux décès tragiques de jeunes citoyens africains, tentant de rejoindre l’Europe au péril de leurs vies, l’Afrique est aujourd’hui considérée comme une terre d’espoir, notamment d’espérance économique.
Selon la Banque mondiale le continent africain amorce depuis quelques années une véritable intégration à l’économie mondiale. Cette donne est soutenue par une forte croissance démographique ainsi qu’une augmentation des investissements directs étrangers. A titre d’exemple, l’Angola, le Nigeria, l’Ethiopie, le Tchad, le Mozambique et le Rwanda figuraient parmi les dix économies ayant obtenu les meilleurs taux de croissance dans le monde en 2012.
Ces chiffres reluisants, qui ont fait l’objet d’une hyper médiatisation, ne doivent pas faire perdre de vue la situation globale des pays qui composent la région. L’appréhension du développement économique de l’Afrique à partir du seul facteur économique s’avère tirer par les cheveux. A la différence d’une entreprise, dont le mode de fonctionnement est fondé sur le profit, il ne suffit pas, pour un Etat, de faire de la croissance économique pour arriver à la conclusion que le pays connait le développement.
Dans le discours des acteurs, au premier plan, les dirigeants africains, il est de plus en plus question d’émergence et ce, malgré la persistance de l’insécurité, l’absence de consolidation des acquis démocratiques et une gouvernance décriée par la grande partie des populations. A une époque encore récente, c’était le temps de la croissance. Pendant plusieurs années, ce fut le terme qui revenait fréquemment dans le discours politique des Africains. Dans la pratique, on se rend compte qu’en dépit des chiffres flatteurs, il n’y a pas eu de véritable émergence de nouvelles classes moyennes en Afrique. Au cours du sommet de Davos, en 2013, on parlait d’ailleurs de croissance des inégalités. Les plus riches deviennent plus riches et les pauvres peinent à s’affranchir de la précarité de vie qui constitue leur quotidien.
Dans presque toutes les régions du monde, cette pauvreté a connu une baisse sauf en Afrique. Selon l’Observatoire des inégalités, en Asie de l’Est et Pacifique, en 2011, 161 millions de personnes vivent avec moins de 1,25 dollar par jour dans cette région du monde (soit 7,9 % de la population), alors qu’elles étaient plus d’un milliard en 1981 (78 % de la population). Par contre en Afrique, « la part de la population concernée par l’extrême pauvreté n’a reculé que de six points en 30 ans (46,8 % en 2011 contre 52,8 % en 1981).
C’est le seul continent où le nombre de personnes extrêmement pauvres a augmenté. Ce chiffre a même doublé : de 210 millions en 1981 à 415 millions en 2011. » En 2014, près de la moitié des décès d’enfants de moins de cinq ans dans le monde ont lieu en Afrique. Le continent affiche aussi le taux de mortalité maternelle le plus élevé du monde, d’après les organisations du système des Nations unies.
S’agissant de l’instabilité politique, le continent n’a presque pas bougé, après plus d’un demi-siècle d’indépendance, pour la plupart des pays africains. Le contexte politique reste dominé par la multiplication des coups d’Etat, des conflits internes, et l’incapacité des armées africaines à répondre aux défis sécuritaires grandissants.
Du fait des conflits internes et de la croissance des menaces, jusque-là incontrôlées, une représentation graphique du continent mettrait en rouge plus du tiers du continent. Presque partout en Afrique, pour ne citer que le Mali, le Soudan, le Nigéria, la Somalie, la Tunisie, la Lybie, le Cameroun, la Centrafrique, l’Est de la République Démocratique du Congo, l’instabilité politique et la menace de l’insécurité constituent la routine.
De même les champions de la croissance ces dernières années, comme la Côte d’Ivoire et l’Angola ne constituent pas, aujourd’hui des pôles de stabilités à moyen et long terme. En outre face à la menace terroriste, les Etats africains peinent à trouver des solutions même africaines pour sécuriser le continent. De la Somalie au Mali, en passant par le Nigeria, les armées africaines sont dans l’impasse face à la montée en puissance du terrorisme et du grand banditisme.
Aujourd’hui, 55 ans après, l’ère des indépendances, l’Afrique ne parvient pas à assurer aux populations un territoire sécurisé, géré par des institutions fortes et stables. La question de doter le continent d’institutions stables et inclusives permettant d’assurer la stabilité politique, la sécurité, et le développement économique et social de la région constitue la forêt cachée par l’arbre de l’émergence.
Dans ce contexte africain, entre les classements flatteurs sur la croissance et une actualité moins élogieuse qui met en évidence la montée en puissance du terrorisme et l’incapacité des africains d’y répondre, les crises politiques avec les rebellions armées et la multiplication des actes de défiance à l’Etat, quelle émergence convient-il alors à l’Afrique ?
Sur le plan de la gouvernance, la situation du continent est caractérisée par une généralisation de la corruption qui maintient de plus en plus une grande partie des populations dans la pauvreté extrême. Dans le rapport 2014 de Transparency International, il ressort que le nombre de pays d’Afrique considérés comme extrêmement corrompus a augmenté en 2013, à cause de l’instabilité politique présente dans des pays comme le Mali, la Guinée et la Guinée-Bissau. Selon, le rapport « Les pots-de-vin, les élections truquées, les transactions douteuses avec des firmes multinationales intervenant dans le secteur des ressources naturelles, ainsi que les transferts de fonds illégaux vers l’étranger, font partie des formes de corruption les plus répandues.»
Selon, le Global Financial Integrity (GFI) plus 1 300 milliards de dollars ont été illégalement sortis du continent au cours des trente dernières années. En dépit des discours politiques qui consistent à dire que la lutte contre la corruption demeure au cœur de l’Action publique, il ressort de la plupart des rapports, comme celui de la Banque mondiale, que la lutte contre la corruption en Afrique régresse depuis dix ans. On peut être tenté de dire que les champions de la croissance ne sont pas concernés par le phénomène alors même que, à l’exception de l’Afrique du Sud et du Botswana, l’Afrique subsaharienne a affiché le plus faible pourcentage mondial de contrôle de la corruption. A partir de ce constat, tout indique que la mauvaise gouvernance constitue un frein au développement durable en Afrique.
Avec en toile de fond, des problèmes multidimensionnels, il est utile, pour les Africains de garder à l’esprit que la grande marche du développement et de l’émergence de l’Afrique repose autant sur l’amélioration de ses indicateurs macro-économiques que sur l’établissement de conditions propices au développement harmonieux des populations dans un environnement de sécurité et de stabilité politique. Que les politiques du continent et même une partie du monde scientifique africain estiment que la région africaine émerge ou pas n’ait que peu d’intérêt si l’on ne définit pas précisément de quelle émergence il s’agit et vers où les pays qui composent cette région veulent aller.
Baba Dakono
Chercheur
Source: Le Républicain-Mali 2015-02-22 19:20:58