Ici, une cinquantaine d’habitants s’abritent dans des bicoques plombées par la fournaise. Pourtant, ces derniers mois, les environs de Tabankort ont été le théâtre d’affrontements féroces. Des combats parmi les plus violents depuis que, au début de 2013, l’intervention militaire Serval a chassé du nord du pays les groupes djihadistes qui l’avaient occupé l’année précédente. En fait, au printemps de 2012, Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) et des groupes djihadistes alliés y avaient supplanté les rebelles indépendantistes touareg du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), après que ces derniers eurent mis en déroute l’armée malienne.
Trois ans plus tard, le nord du Mali reste en proie à une insécurité permanente. Malgré la surveillance des drones et des militaires français, de petites unités djihadistes font toujours planer leur menace. De plus, le gouvernement de Bamako et la rébellion touareg – qui resurgit périodiquement depuis 1962 -, ont du mal à trouver une véritable paix, même si de nouveaux pourparlers devraient s’ouvrir à Alger. Alors, en dépit des 8000 Casques bleus déployés par l’ONU, les combats se poursuivent entre groupes armés.
D’un côté, la Coordination des mouvements de l’Azawad, opposée au pouvoir central. De l’autre, la « Plateforme », coalition de groupes estampillés pro-Bamako. L’affaire n’est pas simple. Et elle se complique encore : dans les deux camps cohabitent des combattants touareg et arabes dont les revendications politiques se superposent à des rivalités tribales et des intérêts personnels. Entre juillet 2014 et février 2015, des attaques à l’arme lourde ont fait plusieurs dizaines de morts autour de Tabankort.
A tel point que, le 20 janvier 2015, un hélicoptère onusien a, pour la première fois au Mali, ouvert le feu sur un véhicule, tuant sept combattants du MNLA. Des boulevards pour les trafiquants Alors pourquoi mourir pour Tabankort? Certes, l’endroit constitue une zone séculaire de frictions entre les Ifoghas, tribus nobles touareg, et les Lamhar, clans arabes de grands commerçants. Mais il existe une autre motivation, moins avouable. « Tenir la zone de Tabankort permet de contrôler d’importantes routes de trafics, notamment celui de la cocaïne, souligne Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel, professeur à l’université d’East Anglia (Royaume-Uni).
Or le narcotrafic est aujourd’hui l’un des principaux facteurs de déstabilisation de l’ensemble de la région. » Cocaïne sud-américaine, haschisch marocain, amphétamines : les routes caravanières ancestrales traversant le Sahara du sud au nord et d’ouest en est constituent de véritables boulevards pour les trafiquants. En dix ans, le Sahel est devenu une zone majeure de transit des stupéfiants à destination de l’Europe. A partir de 2005, les cartels de la coke colombiens et vénézuéliens décident de contourner les routes maritimes et aériennes directes, trop surveillées. La poudre, débarquée dans les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest, remonte ensuite à travers les immensités désertiques jusqu’aux rives de la Méditerranée, via le Maroc, l’Algérie et la Libye.
Selon les dernières estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, datant de mars 2015, au moins 18 tonnes de cocaïne transiteraient chaque année par la région. Valeur estimée de la marchandise écoulée au détail en Europe : 1,25 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros). C’est le commerce illégal le plus rentable au monde. Toujours d’après l’ONU, environ 1000 tonnes de résine de cannabis produite au Maroc traversent également le Sud saharien, pour être revendues 4500 euros le kilo au-delà de la mer Rouge. Par ailleurs, 16 kilos de méthamphétamine ont été saisis à Bamako, en janvier dernier.
Dans le nord du Mali, le narcotrafic est traditionnellement tenu par de grands commerçants arabes issus de la communauté Lamhar. Avec crainte et respect, on les surnomme les « grands hommes ». Les revenus faramineux tirés de ce busi – ness leur permettent de s’acheter toutes les complicités nécessaires : douaniers, militaires, chefs de milices communautaires. Sans oublier certains politiciens influents. L’ex-président Amadou Toumani Touré, « ATT », déposé par un coup d’Etat en mars 2012, avait d’ailleurs laissé l’argent de la drogue financer des milices chargées de combattre les rebelles touareg. Au risque de laisser le nord du pays devenir une « narco-région ». C’est désormais chose faite. Sur la piste d' »Air Cocaïne » Pour assurer la sécurité des cargaisons de drogue sur des milliers de kilomètres, il faut recruter des guides, des chauffeurs, des gardes armés.
A chaque tronçon de territoires tribaux traversé, les chefs de milice ou de groupes djihadistes prélèvent un droit de passage. Souvent, le « matériel » change plusieurs fois de mains au cours du voyage. Les sacs de coke sont enterrés en plein désert, dans un lieu identifié par sa position GPS. Dans ces régions incontrôlables, le cash provenant du narcotrafic représente une source de revenus incomparable. Beaucoup de jeunes désoeuvrés acceptent de jouer les petites mains. « Au début de cette année, un groupe armé touchait 300 000 dollars [270000 euros] par mois, uniquement pour escorter des convois depuis le nord-est du pays jusqu’au Niger », révèle à L’Express une source sécuritaire de premier plan.
La démesure de cette « Mali Connection » est apparue au grand jour à la fin de 2009. En novembre, un Boeing 727- 200 atterrit en plein désert, dans la région de Gao. Arrivant du Venezuela, l’appareil transporte une dizaine de tonnes de poudre blanche… Incapable de redécoller, le Boeing est incendié par les « narcos », après que sa cargaison a été transbordée dans une noria de 4 x 4. Les autorités essaient alors d’étouffer le scandale « Air Cocaïne ». En fait, la livraison a été réceptionnée par deux grands trafiquants arabes. Le premier, Baba Ould Cheikh, commerçant à Gao, est aussi un négociateur mandaté par ATT, alors président, dans les affaires de libération d’otages.
Le second, Mohamed Ould Awainat, est proche d’un officier supérieur de l’armée malienne. Arrêtés, un temps emprisonnés, les deux hommes sont rapidement remis en liberté en 2012. Peu après, durant l’occupation des villes du Nord par les groupes islamistes armés, ils s’associent au Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), lié à Aqmi. Au même moment, un autre narco local, Hanoun Ould Ali, gendre d’un ancien ministre, s’associe avec Mokhtar Belmokhtar, le chef djihadiste aujourd’hui le plus recherché du Sahel. A partir de janvier 2013, l’intervention militaire française Serval paralyse les routes de la coke. Mais les affaires reprennent dès le mois de juillet suivant.
L’histoire d' »Air Cocaïne » a même refait surface ces dernières semaines. Au téléphone, plusieurs élus du Nord affirment, sous le sceau de l’anonymat, que les environs de Tabankort cachent un « trésor ». En clair : le reliquat des tonnes de coke tombées du ciel en 2009 serait enterré quelque part, suscitant toutes les convoitises. « Faute de témoin direct, il est impossible d’être affirmatif. Mais, au vu de la violence des combats qui se sont déroulés à Tabankort, l’hypothèse du ‘trésor enfoui’ est plausible », poursuit Yvan Guichaoua.
Le spécialiste est formel sur un point : dans la crise en cours, l’argent de la drogue est plus que jamais le nerf de la guerre. « Pour protéger leur business, les narcos sont prêts à toutes les alliances. Et les mouvements combattants ont besoin de cash pour s’armer et financer leurs opérations », poursuit-il. D’ailleurs, les « grands hommes » n’hésitent pas à régler leurs comptes par groupes armés interposés.
Ainsi, lors des affrontements de Tabankort, certains combattants de la Coordination des mouvements de l’Azawad, regroupant trois groupes touareg et arabes séparatistes, ont été financés par… Mohamed Ould Awainat. Joint au téléphone par L’Express, ce dernier se montre peu loquace : « De la cocaïne à Tabankort? C’est possible. Je n’en sais pas plus. » Parole d’expert. Son grand rival, Hanoun Ould Ali, a, lui, « sponsorisé » l’autre camp. La Plateforme, fidèle aux autorités de Bamako, forme un attelage hétéroclite.
On y retrouve le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia), milice formée de Touareg de rang social inférieur et de Songhoïs, agissant en sous-main pour l’armée malienne. Mais aussi une pseudo-dissidence du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), en réalité un faux nez des djihadistes du Mujao, qui, en 2012, terrorisaient les populations du nord du Mali. Parmi eux, Yoro Ould Daha, ancien chef de la police islamique durant l’occupation de Gao. Arrêté par les militaires français en août 2014, il avait aussitôt été relâché par Bamako… Deux petits avions se sont posés en mars Chaque événement peut être lu à plusieurs niveaux : géopolitique, intérêts économiques personnels, rivalités ou alliances de circonstance.
Le 24 décembre 2014, une patrouille aérienne repérait, dans la région de Gao, deux convois de drogue roulant à quelques kilomètres l’un de l’autre. « Le premier était escorté par des 4×4 battant pavillon de la Coordination des mouvements de l’Azawad; le second, par des véhicules portant les couleurs du Gatia… » poursuit notre source sécuritaire. Ce jour-là, les deux mouvements ennemis avaient mieux à faire que de se tirer dessus. En attendant un retour à la paix, les arrivages de cocaïne se poursuivent. Selon nos informations, deux petits avions se sont posés, entre les 13 et 15 mars derniers, dans le nord-est du pays.
L’un vers Ménaka, à proximité de la frontière nigérienne. L’autre à une soixantaine de kilomètres de Tabankort. Chacun d’eux transportait 500 kilos de cocaïne. Ce qui en dit long sur le sentiment d’impunité des narcos, quand on connaît les moyens de surveillance dont dispose Barkhane, l’opération militaire française chargée de combattre les groupes djihadistes. Sans oublier les 6000 soldats opérationnels de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). « Notre mission est avant tout de protéger les civils. Nous n’avons pas de mandat spécifique pour lutter contre les trafics, souligne Radhia Achouri, porte-parole de la Minusma. Mais nos patrouilles peuvent dissuader des groupes d’agir au grand jour. »
Quant à Barkhane, sa cible prioritaire reste les groupes djihadistes qui sillonnent toujours l’immensité sahélienne. « Les trafiquants représentent l’adversaire que chacun préfère éviter, relève un expert. La communauté internationale devrait lutter contre eux de manière résolue et cohérente, car ils sont au croisement de tous les maux qui gangrènent la région. » En attendant, une odeur de poudre empoisonne l’air limpide du désert.
Par Boris Thiolay, publié le 28/05/2015 à 11:37 , mis à jour à 12:10
Source: L’express.fr