La première victime
Cette ivoirité avait contribué à exclure l’un des héritiers politiques du premier Président ivoirien, l’ancien Premier ministre Alassane Dramane Ouattara (ADO pour ses intimes). Musulman et originaire du Nord, cet ancien fonctionnaire pour le compte du Burkina Faso avait été empêché de se présenter aux élections, au motif d’une « nationalité douteuse ». Et pendant longtemps, ce concept inepte d’ivoirité l’avait poursuivi comme une teigne. Contraint par cet ostracisme ethnique de partir en exil en France, ADO ne rentra au pays qu’au cours des premiers jours du mois de janvier 2000. C’est alors qu’il avait entrepris de critiquer « le premier coup d’Etat de l’histoire politique ivoirien » comme étant l’équivalent de la « révolution des œillets » au Portugal. Mais à l’époque, les réalités du phénomène de l’ivoirité devenaient de plus en plus intenables.
Allogènes ou autochtones ?
Pays à forte immigration provenant du Sahel ouest africain, la côte d’ivoire ne parvenait pas à se débarrasser de ses problèmes multiethniques. C’est qu’à l’époque coloniale, le « miracle ivoirien », c’est-à-dire son boum économique, avait pris le relais des déplacements forcés de main d’œuvre vers les zones forestières du pays. Aussi se demande-t-on de nos jours ce que serait le sort de la Côte d’Ivoire si cette exploitation à outrance de la main d’œuvre étrangère n’avait pas existé…Un quart de la population ivoirienne est d’origine étrangère, dont 2,2 millions de Burkinabés qui, à eux seuls, représentent 15% des habitants du pays. Ces statistiques datent de novembre 2002, mais on peut supposer qu’après la crise, ces évaluations sont aujourd’hui fortement revues à la baisse.
Il n’en demeure pas moins que la population étrangère établie en Côte d’ivoire reste encore très importante, en dépit du rapatriement des milliers de Burkinabés, Maliens, Nigériens, Sénégalais (entre autres) vers leurs pays d’origine, juste après le début de la crise. Certes, un « étranger » sur deux est né en Côte d’ivoire. Mais dans la « bouche du cacao », c’est-à-dire dans le Sud-ouest du pays, les villages ivoiriens et burkinabés sont homogènes à part entière.
Aussi, par rapport aux autres villages dits ivoiriens, ces « étrangers » burkinabés se sont fondus dans le paysage. Si bien que non seulement ils ne sont même plus considérés comme des allogènes, mais il est aujourd’hui difficile d’identifier leur nationalité. Malgré tout, ces villages donnent encore, aux populations autochtones, le sentiment d’être « colonisés sur leurs propres terres ancestrales ». Du moins, c’est encore le point de vue des partisans les plus fieffés de l’ivoirité. Dans deux départements du pays, les allogènes (entendez ceux que les « ivoiristes » appellent haineusement ou dédaigneusement « les étrangers ») sont même majoritaires. A Abidjan, la métropole côtière, un habitant sur deux est immigré. Or parmi ces « étrangers », la natalité et le pourcentage de musulmans sont non seulement supérieurs à ceux des Ivoiriens dits « de souche », mais leur taux d’activité est de loin plus élevé : 75% contre 57% pour les citoyens dits « authentiques » du pays.
Cependant, du vivant de Félix Houphouët Boigny, ces « étrangers » étaient logés à si belle enseigne qu’ils disposaient du droit de vote au même titre que les « vrais » Ivoiriens. Sur ce point, le Premier Président du pays n’en avait jamais fait un problème. C’est du reste ce qui, selon certains sociologues, avait permis à la Côte d’ivoire de se hisser au rang de pays le plus économiquement développé de l’Afrique de l’Ouest. Mais le potentiel de xénophobie qui couvait au sein de la société ivoirienne n’attendait que la mort du « Vieux Bélier » pour surgir au grand jour, surtout que la majorité des Ivoiriens n’avaient jamais pardonné à ces « étrangers » de s’être enrichis « à leurs dépens », et de surcroît « dans leurs propre pays », et même d’avoir usurpé les plus gros secteurs de l’informel, même celui de l’Administration.
Aussi, bien des hommes politiques « ivoiriens » n’avaient attendu que cette occasion (la mort d’Houphouët) pour se transformer en apprentis sorciers de la démocratie. Ainsi, sous le couvert de cette « démocratie », ils s’étaient livrés à de véritables campagnes ethnicistes et xénophobies à l’encontre des « étrangers » : tout comme d’autres en Afrique, avant et après eux, toujours avec la « bénédiction » de la démocratie.
Les affidés de Gbagbo
Pour ceux qui, comme Alassane Dramane Ouattara (ADO), sont originaires du Nord, l’été 2000 avait été la fin de la récréation, car dès le mois de juin 2000, Laurent Koudou Gbagbo, désireux de se maintenir au pouvoir, avait changé son fusil d’épaule. En effet, six mois après sa prise du pouvoir, et quatre mois avant de se présenter à l’élection présidentielle, il avait rejoint le camp de la majorité dite TSO (Tout sauf Ouattara). Dès lors, il avait rompu avec ses « frères d’armes » jugés trop proches de « l’opposant en chef » (ADO). Des frères d’armes qui l’avaient pourtant hissé sur le parvis du pouvoir. Parmi eux figuraient des sous officiers peu connus, mais dont le soutien à Gbagbo avait été décisif aux heures les plus chaudes de son putsch contre Robert Gueï. Aussi avaient-ils été bien récompensés, car les uns avaient intégré le Groupe de sécurité présidentielle (GPS), tandis que les autres avaient été envoyés qui dans un bataillon blindé, qui dans une unit d’élite.
Jusque-là, ils avaient bénéficié d’une impunité totale, s’étant parallèlement organisés en bandes armées informelles, telles que les Brigades Rouges, surnommées les « Zin-zin » ou les « Bahéfoué » (les sorciers). Ils avaient racketté et terrorisé les populations, par centaines et par milliers. Ils avaient fait enrôler dans l’Armée leurs frères, amis, cousins et parents pauvres de leurs ethnies. Mais par la suite, ils avaient été évincés de leurs postes lucratifs, parfois arrêtés et torturés. Alors, ces ex-prébendiers et nouveaux « demi solde » n’aient plus qu’une idée : prendre leur revanche, les armes à la main.
Le dindon de la farce
Dès septembre 2002, une première conjuration aboutit à l’attaque du domicile de Robert Gueï. Mais informé, ce dernier laissa faire et tendit un piège meurtrier à ses anciens compagnons d’armes. C’est cette attaque qui fut baptisée « le complot du cheval blanc », du nom de la monture de Gueï : il possédait un cheval tout blanc. Pourtant, bien avant cette date, soit en octobre 2000, pour empêcher ADO de se présenter à l’élection présidentielle, Rober Gueï avait tenté de se faire élire Président de la République. Mais son seul rival resté en lice, et avec lequel il croyait s’être entendu (Gbagbo), le « roula dans la farine », comme il le dira lui-même plus tard. Depuis lors, l’expression restera populaire.
Pour avoir été l’opposant de longue date de Félix Houphouët Boigny, Laurent Gbagbo ne tenait plus à servir de caution au plébiscite présidentiel de Robert Gueï, même en échange d’un poste dans le Gouvernement, comme le lui avait promis Gueï. Car comme on le dit souvent, « les sucreries et autres gâteries plaisent autant aux enfants qu’aux adultes ». Alors, Gbagbo mena âprement campagne et remporta la manche (l’élection présidentielle) au nez et à la barbe d’un Robert Gueï déjà au bord de la disgrâce.
Du reste, Gbagbo n’avait aucun autre concurrent « sérieux » à redouter. Pourtant, le disgracié Gueï n’en démordait pas. Il avait donc fallu un soulèvement populaire, le 20 octobre 2002, pour chasser le Général Gueï d’une Présidence défendue bec et ongles par ses miliciens organisés autour du fameux Sergent-chef Boka Yapi. L’affrontement avait tourné à l’avantage des hommes de Gbagbo, mais au prix du sang de nombreuses victimes. En fin de compte, c’est Robert Gueï qui devint le dindon de toute cette farce politique organisées autour de la prise du pouvoir.
Les jeunes loups de la rébellion
Le plus connu des portes paroles de la rébellion, c’était le Sergent-chef Tuo Fozié. Agé de 38 ans à l’époque (novembre 2002) et sénoufo de la région de Sikasso, il se définissait pourtant comme un Mandingue d’Odiéné, située dans l’extrême Nord-ouest de la Côte d’Ivoire. Tuo Fozié avait pris part au putsch de Noël 1999 (24 décembre) fomenté par le Commandant Robert Gueï. Puis il avait intégré la grande rapprochée de ce dernier. Au cours de l’été 2000 (juin), lors de la grande scission entre frères d’armes, Tuo Fozié avait échappé de justesse à la série d’arrestations instruite par Laurent Gbagbo et fui à l’étranger. Il avait alors écopé d’une condamnation par contumace de vingt ans de prison pour « abandon de poste, violation de consignes, atteinte à la sûreté de l’Etat, assassinat, tentative d’assassinat ». Il ne rentrera au bercail que pour participer au coup fomenté contre…Robert Gueï, un coup dit « de la Mercedes noire ».
Le 1er octobre 2002, soit onze jours après le début du soulèvement des rebelles, c’est Tuo Fozié qui avait trouvé le nom qu’avait fini par se donner ceux qu’on avait surnommés « les jeunes loups » : le Mouvement patriotique de Côte d’ivoire (MPCI). C’est don au nom du MPCI que Tuo Fozié avait négocié avec les médiateurs ouest africains de la CEDEAO pour trouver un terrain d’entente avec le pouvoir d’Abidjan. Pourtant, Tuo Fozié était porte parole parmi tant d’autres « frères d’armes ». Citons, entre autres, son alter ego de Korhogo, l’Adjudant-chef Massamba Koné ; le Caporal Oumar Diarassouba dit « Zaga Zaga » ; les sergents Chefs Iréné Kablan et Souleymane Diomandé surnommé « Grenade ». Ces jeunes loups aux dents longues faisaient partie du cercle restreint d’Ibrahim Coulibaly dit IB, le Chef de tous ces sous officiers déserteurs réunis au sein d’une organisation clandestine : la « Causa Nostra » (Notre Cause), qui se voulait l’image de cette autre cause de la mafia sicilienne au sein de laquelle régnait l’Omerta, la Loi du silence.
La « Causa Nostra »
Cette Cause de jeunes soldats rebelles, tous issus du Nord, avait élu Ouagadougou comme leur fief, sinon leur refuge. C’est cette Cause qui avait également nourri l’insurrection. Grâce à un généreux bailleur de fonds (on avait cité le nom de Alassane Dramane Ouattara, sans que cela n’ait jamais été prouvé), cette Cause avait recruté des hommes à tour de bras, non seulement en Côte d’Ivoire, mais aussi dans les pays voisins. Elle avait acheté des uniformes, des pataugas (chaussures de marche), des armes en quantité et du matériel militaire.
Et pour gagner la bataille des cœurs et des esprits, elle avait pourvu les combattants en numéraires (argent liquide), les payant cash et en s’abstenant de piller le « trésor de guerre » : la caisse de la rébellion. Durant toute la première quinzaine d’octobre 2002, le sergent-chef Tuo Fozié occupait encore, à Somgandé, une villa au portail blanc portant le numéro 1023. Lui et les autres « frères d’armes » formaient l’épine dorsale de la rébellion. Aussi, entre le front (en Côte d’Ivoire) et l’arrière (à Ouagadougou), les ponts n’avaient jamais été coupés. C’est ainsi que dans le Nord de la Côte d’Ivoire, un journaliste travaillant pour le compte de l’Agence France Presse (AFP) avait été soupçonné, par les rebelles, d’être un espion à la solde de la France et du pouvoir ivoirien.
La mystérieuse position de IB
Il paraissait donc évident que toute cette opération de grande envergure n’avait pu être montée à l’insu des autorités burkinabés. Est-ce pour cette raison qu’en son temps, la réconciliation ivoirienne avait été possible grâce à l’implication du pouvoir de Ouagadougou, à tel point que Guillaume Kigbafori Soro était devenu Premier ministre de Laurent Gbagbo ?Toujours est-il qu’après les préparatifs des rebelles, seul le Sergent-chef IB était resté à Ouagadougou. Tous les autres avaient quitté leurs domiciles de Somgandé (localité sise à quelques encablures de Ouagadougou) pour aller faire la guerre en Côte d’Ivoire.
En effet, Koffi Christophe avait été retenu par la rébellion, ficelé sur le plateau d’un pick-up, puis ramené une nuit dans un véhicule jusqu’à la frontière burkinabé. Là, un homme en civil avait franchi la rivière frontalière (le Lerada) sur une petite embarcation pour venir s’entretenir avec ses compagnons d’armes. Cet homme, c’était le chef suprême des rebelles, Ibrahim Coulibaly dit IB. Cette nuit-là, IB avait pris une décision de sage, car le journaliste appréhendé avait été libéré dès le lendemain. Mais lorsque le confrère français, « Le Monde », l’avait sollicité pour savoir s’il pouvait être cité pour cette mansuétude (la libération dudit journaliste), IB n’avait rien voulu entendre, ni rien déclarer. Peut-être qu’il n’avait tout simplement pas envie de répondre à cette question de savoir pour qui il se battait. Pour son propre compte, pour celui d’un homme politique ivoirien ou pour le compte de l’Etat ivoirien ?
Par Oumar Diawara « Le Viator »
Le Coq 07/04/2011