Je croyais avoir enfoui en moi définitivement les images capturées durant quatre décennies de protestations, de lutte – parfois clandestine- voire de combat, depuis le début des années quatre-vingt où, jeune lycéen, nous nous battions à armes inégales contre le pouvoir militaire d’alors pour l’amélioration de nos conditions d’études et de vie, faisant ainsi écho au mal-être généralisé du corps social et surtout à la cristallisation des tensions politiques.
Même ayant changé d’enseigne, j’ai vécu intensément, participé quand c’était possible et subi parfois les évènements qui ont jalonné ces années généreuses d’apprentissage de la démocratie où des hommes et des femmes constitués en formations politiques s’affrontent dans les urnes pour recueillir le maximum de suffrages des électeurs.
Par moments, j’ai été au cœur des déchirures infligées au corpus politique et social par les vicissitudes de la conquête et la gestion du pouvoir d’Etat, et ai été témoin oculaire des frustrations qui ont contribué à façonner durablement voire irrémédiablement les lignes de fracture entre alliés d’hier devenus, aujourd’hui, plus que des adversaires, mais des ennemis.
Quand on vit dans un pays où des trouffions en guenille, pour des raisons fallacieuses, peuvent mettre à bas un régime démocratique, sans coup férir, on se dit qu’il y a des fragilités structurelles. Mais quand dans ce même pays, ces trouffions instrumentalisent la foule pour commettre l’irréparable, à savoir violer le sanctuaire du pouvoir démocratique, y extirper leur chef suprême, le garant de la constitution, le rouer de coups et le laisser pour mort…, cette fois-ci, on se dit « la ligne rouge a été franchie, mais en plus on a touché le fond ». Et que penser des acteurs politiques qui ont bruyamment apporté leur onction à ces crimes nauséabonds ?
Dès l’instant que, en politique, on ne s’interdit rien, on ne devrait plus s’étonner de voir émerger un paysage rempli d’acteurs hybrides qui ne se sentent tenus par aucune réserve morale. Ils foulent allègrement au pied éthique et déontologie, et se trouvent au cœur d’alliance et de collusion invraisemblables. Et si par malheur, comme c’est le cas dans notre pays, politique, appât du gain, prestige et privilèges se mettent en ménage, il est fort à parier que la clé de lecture d’un tel maelstrom échappe même au marin le plus altruiste et le plus déterminé.
Pauvre de nous ! Ainsi se lamenterait tout naïf soucieux de ses trois repas quotidiens, de l’avenir de sa famille et du sort de son pays qui, au mieux fait du sur-place, au pire recule. Les boulets que traîne notre pays, à savoir entre autres, le fardeau du terrorisme, la mauvaise gouvernance, le chômage, la modicité des ressources matérielles et la mauvaise qualité des ressources humaines, sont-ils une explication suffisante pour justifier que notre pays soit ainsi au cœur de la tempête tropicale ? Quand et comment pourrions-nous aller au-devant du vent du sable venu des côtes septentrionales, le dompter et transformer tous ces handicaps en opportunités réelles pour le bonheur des laborieuses populations du Mali ?
Si je dois me répéter, je redirai que je suis un optimiste indécrottable, un idéaliste, un naïf qui s’interroge douloureusement face à l’image que me renvoie mon pays. Je ne m’y reconnais pas. Je n’y vois aucun de ces personnages historiques dont nous avons les noms à la bouche du lever au coucher du soleil. Je n’y retrouve aucune de ces valeurs cardinales qui ont fait l’essence de l’« homo soudanicus » dont nous sommes si fiers. Suis-je sévère dans mon jugement ? Pas du tout ! Que faisons-nous de notre bonne vieille palabre que nous traduisons par « sigi k’a fo ye daamu ye » ? Que faisons-nous du compromis dynamique qui est rendu par la formule « ko to gnogon t’a la bè karata bougou min chi la » ?
Serions ce peuple d’amnésiques qui s’inflige une auto-flagellation permanente en effaçant, sans état d’âme, son disque dur, ce qui l’empêche d’avoir des repères pour conduire son action ? Sinon, comment comprendre les éternels recommencements qui sont, à la limite, étourdissants et abrutissants ? Comment décrypter notre attitude collective estampillée par la formule à l’emporte pièce « les mêmes causes produisent les mêmes effets » ? Y aurait-il une sociologie malienne à part dont le fil d’Ariane est la perte de tous repères ?
Un sage de mon village répétait : « lorsque vous apercevez au loin un porteur de bonnet rouge, vous vous souvenez immanquablement des circonstances de la mort de votre père ». Traduction maladroite, s’il en est, qui me permet de jeter un regard sans fard sur les évènements qui ont cours en ce moment. Ils ne m’amusent pas. Ils m’intriguent. Ils m’inquiètent. Ils me désolent. Nulle part au monde, même pas dans le IIIème Reich où des jeunes adolescents étaient fanatisés à outrance par l’idéologie du national-socialisme, on n’a eu une maîtrise absolue de la foule. J’abhorre la foule et je voudrais partager ce sentiment à tous mes contemporains. Comme dit le rappeur, il faut se méfier du « jaama fèren tan », de cette foule immonde qui peut dévaler comme la lave qui s’écoule du cratère d’un volcan, brûlant et emportant tout sur son passage.
Si je dois parler aux acteurs politiques de mon pays, je leur dirais que les sièges sont certes chauds, peut-être dangereux puisque infestés d’épines et de scorpions, mais pour l’amour du pays, ils devraient braver ces sensations très désagréables et s’asseoir pour se regarder, dans le blanc de l’œil, se parler, se chamailler, au besoin en venir aux mains, pour finir par s’entendre. J’ai l’intime conviction qu’il n’y a même pas besoin d’échanger des coups ; nous sommes entre « gens civilisés » et pour peu qu’on ait la volonté de mettre le pays au-dessus de la mêlée, de mettre en sourdine nos égoïsmes et rancœurs inutiles, de penser aux souffrances du peuple (mot valise qui a bon dos) pour lequel nous serions en service, les compromis dynamiques sont à portée de main. Ainsi éviterait-on de revoir les scènes du vendredi dernier qui trahissent notre échec collectif et notre incapacité à être à la hauteur des responsabilités historiques que nous voudrions pourtant tous exercer.
Serge de MERIDIO