Chasser les bandits armes ! Et après ?

Cette expression fait quasi unanimité à Bamako : c’est, depuis le 22 mars, l’objectif affiché de la junte militaire menée par le capitaine Sanogo, des personnalités qui ont rapidement soutenu les mutins, comme le député Oumar Mariko et son MP-22, les militants de la Copam, mais aussi l’ancienne ministre Aminata Dramane Traoré ou le Chérif de Nioro de la Tidjaniyya Hamawiyya, des tenants de la légalité républicaine du FDR ou du mouvement IBK-2012, des organisations religieuses de toute confession, du Coren, etc.

 

Tout le monde semble déterminé à chasser les « bandits armés », sans pourtant qu’aucun acte n’ait accompagné ces déclarations, jusqu’à ce que le chef de l’Etat demande, le 1er septembre dernier, le secours de la Cédéao. Décision importante car elle internationalise immédiatement le conflit.

Pourtant, cette décision est malencontreuse, comme toutes les interventions extérieures jusqu’à présent. La Cédéao a été maladroite vis-à-vis du capitaine Sanogo ; elle l’a installé durablement dans sa caserne de Kati, qui domine Bamako. La Cédéao a été mal inspirée en imposant un Premier ministre inexpérimenté, dont le seul atout était d’appartenir à la famille de l’ancien dictateur Moussa Traoré et de pouvoir compter sur l’équipe de ce dernier.

La Cédéao a mal choisi le médiateur, le président Compaoré, dont la situation politique est fragile dans son propre pays, le Burkina Faso. Ce médiateur lui-même a commis de lourdes erreurs, en imposant l’un de ses conseillers comme ministre des Affaires étrangères du Mali, ou en lançant des discussions avec des groupes rebelles sans y associer les autorités maliennes.
Le fait que l’Union africaine apporte son soutien, que les Nations unies se disent prêtes à donner prochainement leur feu vert à une intervention, que la France et les Etats-Unis promettent un appui logistique, tout cela ne fait que rendre plus probable une intervention vouée à l’échec, et accroître la mise sous tutelle du Mali.

Cette décision est malencontreuse également parce qu’une intervention armée classique n’obtiendra aucun résultat contre des djihadistes, salafistes et indépendantistes financés par des trafics en tout genre et se défendant sur leur propre terrain. Le Premier ministre indique d’ailleurs que la première tâche de ces troupes étrangères sera de sécuriser la ligne de démarcation établie depuis avril entre la zone contrôlée par les islamistes et le tiers sud du Mali.

Autant dire que l’armée n’en a pas été capable, trop occupée qu’elle est par des luttes entre factions rivales, tout comme la police. Et pendant ce temps les milices privées – qui les finance ? – se développent un peu partout dans le pays, qui sera bientôt livré aux chefs de guerre de tous bords.

Il faudrait tenir compte de la détermination des « bandits armés » : qu’ils soient bien payés ou pas, qu’ils soient endoctrinés ou pas, ils sont visiblement animés par une envie de domination territoriale et d’élimination de toute influence occidentale, prêts à mourir pour la cause qu’ils servent.

Il est parfaitement clair qu’Aqmi ne s’est pas fixé au nord du Mali pour négocier avec le Mali sur l’application de la charia : les djihadistes se sont offert un sanctuaire d’où il sera possible d’entreprendre des actions de plus en plus loin. L’enthousiasme des troupes de la Cédéao sera à la mesure de la conviction des Etats qui les délègueront, tous sous la menace d’attentats, de troubles sociaux dégénérant en effondrement de l’Etat. Les maux qui ont conduit le Mali à la ruine sont présents dans les pays voisins. L’internationalisation du conflit est en cours, tant du côté d’Aqmi que du côté de ses adversaires.

Il faudrait également envisager la complexité des alliances qui ont permis aux « bandits armés » d’occuper tout le Nord du Mali. Il est sûr qu’Aqmi a su tirer les marrons du feu, mais il n’est pas sûr que ceux qui ont bénéficié de son appui lui soient définitivement dévoués. Il se pourrait aussi que le soutien populaire aux islamistes soit plus profond qu’on ne l’imagine.

Il se pourrait encore qu’Ançar Eddine ait un agenda politique qui l’amène à s’entendre avec le Haut Conseil Islamique du Mali. Il se pourrait enfin que le Mouvement National de Libération de l’Azawad, MNLA brouille un peu plus la donne qu’il ne l’a fait lorsqu’il est passé au fil des mois de la revendication indépendantiste à celle d’une république islamique de l’Azawad, et aujourd’hui à une simple autonomie.
On crie « chassons les bandits armés » au sud, mais on est de moins en moins prêt à vivre dans le même pays que les populations du Nord, régulièrement stigmatisées et contre lesquelles des violences ont été organisées, ici à Bamako, en février dernier. On crie « chassons les bandits armés » sans voir qu’au nord, en dépit de ses excès destinés précisément à terroriser la population et marquer l’opinion internationale, l’application de la charia est souvent ressentie comme la réintroduction d’une forme de justice que l’Etat n’assurait plus depuis longtemps. Et au sud, on crie « chassons les bandits armés », mais on discute à Bamako même, au sein du Haut conseil islamique, où s’est constitué un puissant parti wahhabite qui a écarté la majorité malékite, des conditions raisonnables de l’application de la charia.

Ce n’est donc pas au Nord seulement que la religion a un bras politique. Au sud, ce bras est drapé dans de grands boubous, mais il peut mobiliser 50 000 personnes contre un code de la famille qu’il juge trop éloigné de la charia et prendre la tête de la commission électorale indépendante dans la foulée. Si on en est là, c’est que l’Etat s’est montré si obstinément prédateur que la population ne le supportait plus, et ceci aussi bien au sud qu’au nord.

Si on en est là, c’est que les dirigeants politiques, tous partis confondus, depuis 40 ans, se sont répartis les prébendes au lieu de faire face aux besoins de leurs concitoyens. L’attentat dont a été victime le président Dioncounda Traoré n’a pu être organisé par les partisans de la junte qu’à cause de la violence du ressentiment de la population à l’égard de ses dirigeants politiques.
L’irruption sur la scène politique d’un capitaine inconnu, auréolé du mérite d’avoir chassé un chef d’Etat dont toute la carrière avait été fondée sur le mépris des partis et des débats politiques, a paralysé la classe politique et intellectuelle malienne. A part quelques vedettes médiatiques capables de croire qu’un jeune officier serait mieux à même d’établir un régime favorable au peuple, le personnel politique a été muet pendant de longs mois.

Les militaires ont d’ailleurs fait ce qu’il fallait, en allant cueillir à leur domicile certains dirigeants bien connus, pour les tabasser et les garder quelques temps dans les geôles de la caserne de Kati. Voilà pourquoi, dans ce pays, personne ne dispose plus de la moindre autorité légitime. Voilà pourquoi ce sont les pressions extérieures qui ont abouti aux nominations du président et du Premier ministre, tous deux neutralisés, et aux invraisemblables délibérations de l’Assemblée nationale.
Aujourd’hui comme hier, la multiplication des associations et organisations politiques ou patriotiques qui font parler d’elles dans les journaux ne signifie rien : elle ne représente que leurs dirigeants et ne vivent que le temps d’une certaine présence médiatique ; elles ne traduisent en pratique que le nomadisme politique endémique au Mali. On ne peut en attendre, sauf rarissime exception, ni réflexion politique, ni capacité de décision.
Au-delà des aigreurs qu’exprime la presse et certaines organisation pro-putschistes sur le fait que la Cédéao, la France, les Etats-Unis bafouent la souveraineté du Mali, il faut admettre que personne ne dispose dans ce pays d’une autorité légitime capable de prendre les décisions de stratégie militaire et politique qui s’imposent aujourd’hui et qui se présenteront pendant toute la période de guerre. Personne, sauf peut-être les religieux.
L’urgence n’est pas dans une intervention mal préparée dans la zone conquise par les islamistes. L’urgence est dans la reconstitution au sud d’un Etat reposant sur une réelle légitimité populaire. Sera-t-il laïc ? Sera-t-il islamique ? Nous n’en saurons rien tant qu’un peu d’ordre n’aura pas été rétabli depuis Bamako. Ceci suppose sans doute une force impartiale, mais aussi le rétablissement d’institutions crédibles dévouées à la résurrection d’un Etat et peut-être d’une Nation.

Ceci suppose aussi que les Maliens s’interrogent sur l’effondrement brutal d’un Etat que beaucoup, depuis des années, savaient très faible, et qui n’est que l’ultime manifestation de la disparition d’une nation ruinée par une distribution des revenus au profit de la bourgeoisie politico-administrative et de quelques grands spéculateurs, par l’absence d’une réelle politique en faveur de l’emploi, de la petite exploitation agricole ou d’élevage dans un pays qui ne fait que survivre de famine en disette.

Rares sont les personnes disposant encore de l’autorité morale qui leur permettrait de jouer un rôle dans une conférence nationale en jetant les bases de nouvelles institutions et de règles de désignation des dirigeants. Il y en a pourtant quelques-unes, bien silencieuses. Elles devraient prendre rapidement une initiative, car si le Mali ne reconstruit pas son Etat, il ne sera bientôt plus qu’un champ de bataille pour des troupes étrangères et des chefs de guerre. A moins que la charia ne remette de l’ordre (un ordre ?) dans ce chaos…

Crier « chassons les bandits armés ! », c’est simplement tenter de masquer qu’on ne veut et qu’on ne peut rien entreprendre pour faire face au drame que vit le Mali : la chute de l’Etat et la destruction de la nation…
Auteurs :

Boubou CISSE, Economiste, originaire de Djenné, spécialiste des questions de développement humain en Afrique.
Joseph BRUNET-JAILLY, Economiste, professeur honoraire des universités, ancien représentant de l’IRD au Mali, où il a vécu de 1986 à 1995 et de 2000 à 2004. Il enseigne actuellement à Sciences-Po.
Gilles HOLDER, Anthropologue, spécialiste des dynamiques politiques et religieuses au Mali, où il travaille depuis plus de 20 ans. Il a notamment édité L’islam, nouvel espace public en Afrique (Paris, Karthala, 2009).