Battu par Hillary Clinton en 2016, le sénateur socialiste du Vermont brigue à nouveau l’investiture démocrate. Très populaire mais âgé de 77 ans, il espère capitaliser sur le récent virage à gauche des démocrates.
Lorsque le 30 avril 2015, à l’extérieur du Capitole, Bernie Sanders officialise sans fanfare sa candidature aux primaires démocrates face à Hillary Clinton, l’information suscite si peu d’intérêt chez les médias traditionnels que le New York Times la relègue, dans son édition du lendemain, à la 21e page. Près de quatre ans plus tard, le sénateur du Vermont a changé de stature, pour ne pas dire de galaxie. Et son annonce de candidature aux primaires de 2020, processus d’où émergera le futur rival de Donald Trump, fait cette fois la une des télévisions et quotidiens américains.
«Je suis candidat à la présidence pour deux raisons fondamentales», a déclaré mardin matin Bernie Sanders dans une interview à VPR, la radio publique de son État du Vermont, à qui il a tenu à réserver la primeur de son annonce. «La première, a-t-il dit, c’est que l’occupant actuel de la Maison Blanche est une honte pour notre pays. C’est un menteur pathologique. Il est raciste, sexiste, homophobe, xénophobe». La seconde raison avancée par le sénateur : les idées progressistes qu’il défend depuis longtemps (assurance médicale publique universelle, salaire minimum à 15 dollars de l’heure, gratuité de l’université publique), et que beaucoup, lors des primaires de 2016, jugeaient «radicales et extrêmes», sont aujourd’hui bien plus populaires. «Nous avons entamé la révolution politique en 2016. Il est temps de faire avancer cette révolution et de s’assurer que ces idées soient mises en place», a ajouté l’ancien rival d’Hillary Clinton.
Revoilà donc Bernie, son éternelle tignasse blanche ébouriffée, son air bourru et mal fagoté, son accent de Brooklyn et son légendaire franc-parler. L’apparence du papy révolutionnaire n’a pas bougé d’un iota, pas plus d’ailleurs que son ADN politique, prodigieux de constance au sein d’une classe dirigeante trop souvent versatile. Sanders, lui, d’abord comme maire puis député et sénateur, prononce les mêmes discours, porte les mêmes causes depuis près de quatre décennies : défense des travailleurs et des droits civiques, lutte contre les inégalités fiscales et salariales, transition écologique, instauration d’un système de santé public universel.
Si à titre personnel, Sanders semble inaltérable, beaucoup a toutefois changé entre le Bernie de 2015 et celui d’aujourd’hui. A commencer par sa notoriété : «Quand il est entré en campagne à l’époque, seuls 3 % des Américains avaient entendu parler de lui. D’après certaines enquêtes, Bernie est désormais la personnalité politique la plus populaire du pays», résume Richard Eskow, chargé d’écrire les discours de Sanders lors de la campagne de 2016. Alors que la primaire démocrate de 2020 s’annonce historiquement chargée, avec une dizaine de candidats déjà déclarés et autant pressentis, la renommée de Sanders lui offre un net avantage, selon Eskow : «Un candidat méconnu est vulnérable car il court le risque que ses adversaires définissent son image avant même que les électeurs aient appris à le connaître. De nombreux prétendants ont ce problème, Bernie ne l’a plus.»
«Bernie mania»
Outre sa notoriété, le sénateur du Vermont dispose d’un autre atout indéniable : un réseau national et nourri de supporters qui, pour beaucoup, attendaient avec impatience l’entrée en lice de leur idole pour se mobiliser à nouveau. Avec leur temps et leur énergie, ils ont porté la première candidature présidentielle de Sanders vers des sommets inattendus, allant jusqu’à faire tanguer la machine de guerre de l’ultrafavorite Clinton. «La plupart des militants étaient à la fois bénévoles sur le terrain, donateurs, et relais médiatiques actifs diffusant sur les réseaux sociaux un contre-discours aux médias traditionnels», souligne Clément Pairot, volontaire français au sein de la campagne de Bernie au premier semestre 2016. Cet engouement a permis à Sanders de battre un record de dons individuels : 228 millions de dollars, selon le Center for Responsive Politics, à raison d’un don moyen de 27 dollars.
Le degré élevé d’engagement des fans de Sanders a été dopé par une innovation majeure, le «distributed organizing», qui consiste «à accorder une grande confiance aux bénévoles et à leur déléguer, grâce à divers outils numériques, d’importantes responsabilités, pas seulement pour exécuter mais pour concevoir, organiser, porter des événements», résume Clément Pairot. Ce système très décentralisé, répliqué l’an dernier lors de la campagne de Beto O’Rourke au Texas, permet d’organiser une multitude d’événements locaux et de susciter chez les volontaires, à qui on confie des prérogatives réservées habituellement aux professionnels, un fort sentiment d’attachement. «Les partisans de Bernie perçoivent sa candidature comme une cause, et comme le reflet d’un mouvement qui leur appartient autant qu’à lui», analyse Richard Eskow.
Mais au-delà de cette stratégie de campagne innovante, le carburant principal de la «Bernie mania» demeure le positionnement politique du sénateur du Vermont. Socialiste revendiqué, progressiste radical, Sanders est aussi fièrement et farouchement indépendant. Son refus de rejoindre officiellement le Parti démocrate, tout en en briguant l’investiture et en cherchant à la remodeler à son image, irrite les plus centristes. Lui assume, comme en juin 2018 au Washington Post : «D’après des sondages que j’ai vus, plus de gens se considèrent aujourd’hui indépendants que démocrates ou républicains. Il n’y a pas beaucoup d’amour, franchement, pour les deux partis. Je pense donc que cela n’est pas une mauvaise idée d’avoir quelqu’un qui dise : « Je comprends, je suis indépendant […]. Je veux que vous, indépendants, participiez aux primaires démocrates pour transformer le parti démocrate ».»
«Le meilleur candidat ?»
La métamorphose, de fait, a déjà commencé. Même si tous n’ont pas gagné, des dizaines de candidats incarnant l’aile gauche du parti ont été élus lors des élections de mi-mandat de novembre. Dont la très médiatisée Alexandria Ocasio-Cortez, 29 ans, nouvelle sensation de la Chambre des représentants, qui assume sa «radicalité», défend la taxation des plus riches et la mise en place d’un «Green New Deal» pour stimuler la transition écologique tout en luttant contre les inégalités. En 2016, elle était volontaire pour Bernie. La montée en puissance des idées progressistes se traduit aussi dans les sondages. Pour la première fois, en août 2018, le baromètre Gallup a révélé que les démocrates américains faisaient davantage confiance au socialisme (57 %) qu’au capitalisme (47 %). La tendance se retrouve aussi chez les Américains de moins de 30 ans, toutes tendances politiques confondues, qui préfèrent désormais le socialisme (51 %) au capitalisme (45 %).
Bernie Sanders le sait : outsider en 2016 face à une Hillary Clinton ouvertement soutenue – contre toute logique d’équité – par l’appareil du parti, il entre cette fois dans la course avec un dossard de favori. Début décembre, sur le plateau télé du Late Show, il résumait sa réflexion du moment : «Est-ce que je pense être le meilleur candidat pour aider à redresser le pays et à battre Trump ?». Sa candidature prouve qu’il y croit. Reste le plus dur, convaincre les électeurs qu’il peut être, autant voire plus qu’il y a quatre ans, l’homme dont les Etats-Unis ont besoin.
Sa mission s’annonce ardue, et sa campagne forcément très différente de la précédente. Bernie a gagné la notoriété mais perdu l’attrait de la nouveauté. Il n’incarne plus, comme en 2016, l’unique alternative à Hillary Clinton, candidate mal aimée et plutôt ennuyeuse, quoique expérimentée. Surtout, même s’il fut le premier, il n’est plus le seul à porter l’idéologie progressiste. Parfois jugées «radicales» en 2016, les idées qui ont défini sa première campagne – assurance universelle «Medicare for All», gratuité des universités publiques, salaire minimum à 15 dollars de l’heure, etc. – figurent désormais au programme de nombreux prétendants démocrates.
«Le risque de dilution de l’étiquette «progressiste» existe, admet sans détour Richard Eskow, l’ancienne plume du candidat. De nombreux candidats vont reprendre les idées de Bernie, parce qu’elles sont populaires, sans que l’on sache à quel point eux sont sincères. Il va devoir trouver un moyen de se distinguer d’eux. Et je pense qu’il peut le faire, en soulignant que ses positions et ses valeurs sont les mêmes depuis des décennies.» Pour l’ancien volontaire français Clément Pairot, Bernie Sanders peut aussi capitaliser sur son engagement sans faille au Sénat : «Il a continué le combat tous les jours depuis trois ans, il a obtenu des victoires, notamment sur le salaire minimum chez Amazon. Bref, il est resté dans le cœur de ses anciens bénévoles.»
Un âge qui fait débat
Critiqué pour avoir, selon certains, négligé les minorités en 2016, l’élu du Vermont s’en est souvent défendu, soulignant que ses efforts pour réguler Wall Street, endiguer les inégalités et le changement climatique visaient à améliorer le quotidien des plus modestes, où Noirs et Latinos sont surreprésentés. Bernie Sanders n’en a pas moins tiré les leçons et s’exprime désormais plus facilement sur le sujet. «L’égalité raciale doit être centrale dans le combat contre les inégalités économiques, si nous voulons réussir à créer un gouvernement qui fonctionne pour nous tous et pas seulement pour les 1 % les plus riches», a-t-il lancé dans un discours en Caroline du Sud le 21 janvier, jour de Martin Luther King. Sanders, qui était dans la foule en 1963 quand King avait prononcé à Washington son légendaire «I have a dream», a rendu hommage à la figure des droits civiques, «un révolutionnaire». Signe que ses efforts pour élargir sa base ont porté leurs fruits, Sanders apparaît désormais, dans les sondages, comme le candidat préféré des minorités.
Ces mêmes enquêtes placent pour l’heure deux hommes en tête des primaires démocrates : l’ancien vice-président Joe Biden, 76 ans, et Bernie Sanders, 77 ans. Deux hommes blancs, expérimentés certes mais dont l’âge fait déjà débat, y compris parmi leurs partisans. «J’adore Bernie Sanders. J’étais un énorme supporter de lui en 2016. Mais s’il est élu en 2020, il sera neuf ans plus vieux que le plus vieux président de l’histoire. Seuls sept présidents ont vécu au-delà de l’âge que Bernie aurait à la fin de son premier mandat. #Bernie2020 est une mauvaise idée», a écrit récemment sur Twitter le comédien Steve Hofstetter. Richard Eskow, qui a côtoyé au plus près le sénateur du Vermont, dit lui avoir été frappé par son «énergie remarquable». «Et pour ce que cela vaut, conclut-il, Bernie a l’air en bien meilleure santé que Trump.»
Frédéric Autran
19 février 2019 à 12:29 (mis à jour à 13:08)
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