AVIGNON, FABRIQUE DE LA CLASSE DOMINANTE ?

« Révolution », « grands changements », « forces collectives », « vent de l’histoire »… Les deux phrases par lesquelles Olivier Py, directeur du festival d’Avignon, introduit la 70e édition de la grande manifestation théâtrale ne manquent pas d’invocations à la transformation de la société. Désespérant d’un personnel politique réduit aux « manigances politiciennes » et qui « n’a plus à cœur que ses privilèges de classe », le metteur en scène fait appel à l’art. Il écrit notamment : « C’est au théâtre que nous préservons les forces vives du changement à l’échelle de l’individu. Face au désespoir du politique, le théâtre invente un espoir politique qui n’est pas que symbolique mais exemplaire, emblématique, incarné, nécessaire. »

Loin de la cour d’honneur, dans Bangui brisée par la guerre, le quartier de Kolongo plage se rassemble autour de la scène, s’interroge, vibre ensemble, conjure le crépitement des armes. Urgence de l’art vivant. Des regards qui sont une pressante invitation à reconstruire la fonction politique du théâtre. Même en Avignon. (photo Pascale Gaby)

Toute personne qui a le privilège de fréquenter les théâtres et de s’y sentir à l’aise partagera beaucoup de ce qu’écrit Olivier Py dans son éditorial. J’en suis. Oui, l’élargissement de l’imaginaire habite nécessairement l’ouverture émancipatrice de l’histoire humaine. Il est son oxygène. Oui, le théâtre est un des pôles où cette ouverture se joue. Oui, l’anémie croissante des politiques culturelles publiques indique un essoufflement des perspectives politiques.

Mais le vibrant exposé ne vient pas seul. Il s’accompagne aussi de tarifs – 38 € pour le public « normal », 15 € pour les moins de 18 ans – et d’une avalanche de logos indiquant l’implication du politique de droite et de gauche dans l’existence du festival sans considération de manigances politiciennes. Signature : Ministère de la Culture et de la Communication, Ville d’Avignon, Communauté d’agglomération du Grand Avignon, Département de Vaucluse, Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Direction régionale des affaires culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur, Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Sans parler des puissances économiques qui suivent le cortège… Comment interpréter le grand écart entre l’élan révolutionnaire censé définir l’esprit de la manifestation et les circonstances concrètes qui l’enchâssent dans une réalité sociale et politique si éloignée de l’intention.

Le tour qu’ a pris mon existence m’a rendu attentif à la couleur des gens. Dans la France urbaine et populaire d’aujourd’hui, elle n’est pas uniforme. Observez maintenant les files d’attentes qui précèdent les spectacles du festival et vous verrez qu’elles n’ont pas les couleurs de la France urbaine et populaire d’aujourd’hui, faubourgs d’Avignon compris. C’est un indice que beaucoup de ceux qui ont le plus intérêt au « changement », Blancs ou non, n’en sont pas. La bonne foi d’Olivier Py n’est pas en cause, pas davantage que celle de la plupart des chefs de l’appareil culturel d’Etat. Mais par quelle fatalité, en dépit de ses discours et de ses vœux, le service public de la culture sert-il un public si différent du peuple tel qu’il est, couleurs, âges, revenus, styles… D’où vient la crispation obstinée qui interdit de se pencher réellement sur les tarifs ou sur la conservation des rites qui entourent la liturgie théâtrale ? L’échec obstiné du système à répondre à sa mission de « démocratisation », l’enfermement croissant dans lequel il s’enfonce, amer et véhément, sont-ils dus à la providence divine, à la stupidité du peuple ou ont-ils tout simplement des causes ?

J’en vois une : l’engourdissement de quelques notions ou paradigmes, naguère actifs, désormais en voie d’obsolescence. D’abord l’art (dont le théâtre). Dans le concret, l’art (dont le théâtre) est un rapport social, un processus social spécifique qui relie des émetteurs d’art à des amateurs d’art, ainsi qu’à la société qu’ils fréquentent, un processus qui les met en mouvement autour d’un objet matériel symbolique, l’œuvre d’art. Mais l’histoire de l’Occident a fétichisé l’œuvre et sacralisé l’artiste, conduisant le jugement à se porter non sur la valeur concrète du rapport social produit par ce processus, mais sur la valeur fétichisée de « l’objet d’art ». Nous croyons de bonne foi qu’une toile de Matisse conserve sa valeur quand elle est placée dans un coffre-fort ou qu’une pièce écrite par Brecht pour des théâtres où les ouvriers avaient un accès quasi gratuit aux horaires de la sortie d’usine reste identique à elle-même quand elle est proposée à 38 € la place aux heures où vient le sommeil des soutiers.

Si, à la dévotion fétichiste, on substitue un jugement sur le rapport social ainsi produit, on est contraint d’avouer qu’il s’agit là d’obscénités. Un objet propice à faire bouger les lignes de l’esprit et qui sert de placement dans la nuit d’un coffre-fort est une obscénité. Une pièce dénonçant le règne de la bourgeoisie présentée dans des conditions qui la réservent globalement aux vieux Blancs (j’en suis) fortunés (j’espère encore) est une obscénité. Cette rectification ne met pas en cause ce qui se joue dans la qualité plus ou moins haute de l’œuvre, qui reste un objet essentiel du jugement, ce qui est d’ailleurs la compétence professionnelle reconnue d’Olivier Py et de son équipe. Dénier qu’une part déterminante du jugement s’applique à la qualité de l’œuvre est une perversion populiste qui tend à assujettir le processus de production du champ symbolique à l’audimat, c’est-à-dire à le stériliser en le condamnant à satisfaire des appétits formatés par le déjà-là. La thèse ici formulée ne vise pas à disqualifier la part de l’œuvre, mais à la réintégrer dans une séquence qui seule lui confère sa fécondité. L’œuvre ne « vaut » que quand, que parce que les autres moments de la séquence lui donnent vie, comme la sève irrigue la fleur et comme l’atmosphère qui l’entoure échange avec elle. Si les autres moments de la séquence sont moisis, ils la moisissent.

L’autre notion tronquée qui condamne le propos d’Olivier Py à la boiterie est le clinamen qui le pousse à inscrire trop facilement dans son propos une obnubilation de notre temps, la focalisation du concept de « politique » sur les fonctions professionnalisées du gouvernement représentatif et à abandonner à la brume le reste (le cœur ?) de la vie politique. Le « désespoir » qui le désespère nait en partie de l’aveuglement qui empêche la rétine de voir le sol quand elle a été impressionnée par le soleil. Obnubilation par « le » pouvoir. Fétiche lui aussi. Incorporation dans un individu ou une institution de rapports de forces qui par nature les traversent et les dépassent. Le festival d’Avignon tel qu’il est a comme vis-à-vis politique les professionnels du gouvernement représentatif. Son budget ne s’établit pas dans une négociation avec le mouvement populaire, mais avec l’administration. Celle-ci et ceux qui la commandent, conformément à des réflexes aujourd’hui hégémoniques, exigent des « ressources propres », c’est à dire des gains commerciaux, pour « équilibrer » ses subsides. La croyance que les œuvres valent en elles-mêmes se tisse avec cette exigence, ce qui conduit à programmer le plus de « créations » qu’il est financièrement possible sans prendre en considération l’impact de ce choix sur le sens de l’événement ainsi produit. Si je suis capable de remplir la cour d’honneur avec des spectateurs disposés à payer 38 € la place, pourquoi priver la « création » de cette manne ? Si la « création » a par elle-même la puissance surnaturelle de produire un espoir politique « exemplaire, emblématique, incarné, nécessaire », que ceux qui accordent de l’importance au « forces vives du changement » payent leurs 38 €, et ce sera encore bien peu en rapport du coût marchand réel et de la suprême valeur du sacrement ! Et si cette clientèle impose à la cérémonie les rites qui mettent les manants mal à l’aise, quoi faire ? Le client n’est-il pas roi ?

Mais l’aveuglant vis-à-vis du pouvoir culturel et du pouvoir politique n’efface pas le peuple. La politique aujourd’hui, c’est aussi Nuit debout, la résistance à la déchéance de nationalité, l’attachement de millions de femmes et d’hommes à leurs droits fondamentaux même dans la subordination salariale, la gratuité des transports publics dans une vingtaine d’agglomérations françaises, la forêt buissonnante des segments de la vie sociale librement assumés par voie associative, les déserteurs de la consommation, le mouvement du logiciel libre, l’Afrique qui s’invente… Des portes s’entrouvrent sous la poussée de ces vents. Mettre le pied dans la porte ?

Cher Olivier Py, je vais vous raconter une histoire. Deux années durant, la compagnie malienne BlonBa a participé au Festival d’Avignon. Off. Nous nous sommes délibérément installés sur un parc public, dans le quartier populaire de Saint-Chamand. Nos artistes, venus de Bamako et d’une autre lignée que celle de l’art occidental, n’étaient pas dressés à se considérer comme des ostensoirs de l’inspiration, ne considéraient pas leur travail comme une liturgie chamanique, ni n’exigeaient des représentations qu’elles se vivent en cérémonies religieuses supposant la connaissance du rite et la piété du dévot. On y avait le droit de tousser. Cette désacralité pour eux naturelle imprégnait leur comportement quotidien. Du coup, ils ont établi tout naturellement des rapports simples, amicaux, désintimidés avec les habitants du quartier chez qui ils vivaient. Nous avions adopté le tarif de 2€, 5€ ou 10€ au choix du spectateur comme nous le faisons dans le petit théâtre qui nous a été confié à Morsang-sur-Orge dans l’Essonne. Tarif identique pour le notaire et pour le chômeur. Gratuité pour les habitants de la cité. Peu à peu, les familles de Saint-Chamand sont venues. Les jeunes, versant masculin, ont longtemps regardé de loin, pour ne pas se compromettre avec ces pratiques de bourgeois blancs, même endossées par des musulmans maliens. Pas beaucoup de « Gaulois » à Saint-Chamand. Mais ils ont protégé avec vigilance cet événement pour eux problématique dont ils tiraient néanmoins de la fierté, s’en sont rapprochés pas à pas. A la fin du mois, ils en reprenaient les répliques. Les élus, les services publics, un entrepreneur installé dans la cité avec qui nous avions des mois durant travaillé à la bonne forme de notre présence dans ce quartier ont joué le jeu, plutôt satisfaits qu’un mouvement autonome de la société s’accordât à leurs missions politiques ou économiques, leur donnant un sens inattendu et partagé. Certes, il s’agissait de puissances politiques, économiques et sociales moindre que celles qui traitent avec vous et c’est dans l’ordre des choses. Mais cette mise en mouvement faisait la démonstration qu’en prenant soin de construire les bonnes articulations entre la liberté créative des artistes, les aspirations de la société, les missions des représentants élus et même le monde de l’entreprise, on peut enrayer la désespérante machine qu’à juste titre vous stigmatisez.

Les programmateurs, eux, n’ont pas fait le déplacement. Trop loin de la cour d’honneur. Cela n’a pas empêché que par d’autres voies ces spectacles venus d’Afrique soient accueillis dans des lieux consacrés, ni que la critique en reconnaissent la « valeur », ni qu’ils séduisent le public majoritairement désargenté de Bamako, de Bangui ou de la banlieue parisienne, ni que TV5 en diffuse les captations dans la planète francophone. Cela a montré qu’on pouvait mettre le pied dans la porte. Ça nous a tous rendu heureux, politiques, services publics, entrepreneurs compris.

Il n’est pas anodin que cette expérience soit venue d’Afrique. La fétichisation de l’art est un des symptômes de l’épuisement de la modernité occidentale. Ce qui était hérésie tonique au XVe siècle de Masaccio, foi partagée au XIXe du grand Hugo, se pétrifie au XXIe. Ce chemin nous conduit à un des enjeux majeurs de la vie politique mondiale : le dépassement de la domination occidentale qui s’est figurée comme le vecteur unique de l’histoire ; son remplacement par l’enchevêtrement des histoires et la conversation des cultures ; ou sinon par l’horreur des massacres qui est aussi possible, qu’on a vue, via Bush et via Daesh. L’épuisement de la modernité (de la domination) occidentale n’est pas la fin des pays qui composent l’Occident. Leurs peuples conservent comme tout autre leur entière légitimité à participer à la conversation. Le grand passé est un héritage fécond. Le palais des Papes et l’Andromaque de Racine ne perdent rien de leur beauté ni leur fécondité en parlant aux autres dans des configurations qui n’en font plus le modèle universel. L’effondrement de la tour de Babel construite sur le vain espoir de tout dominer jusqu’à Dieu a fondé la pluralité des singularités humaines et des langages. On ne regrette pas l’arrogant phallus. Et quand Olivier Py écrit « il n’y a qu’à regarder la splendide agora de la Cour du Palais des papes pour se donner une image plus belle de notre société et y trouver architecture d’espérances », il raison de nous rappeler le rôle central de la beauté et de sa contemplation dans l’édification des utopies, mais j’ai trouvé bien belle aussi l’architecture humaine qui s’est levée à Saint-Chamand sans le concours des papes, ni des cardinaux.

Le monde des années 50 n’existe plus. L’humus où l’inspiration vilarienne puisait ses forces et ses mots s’est sédimenté. Les décennies de l’argent roi en ont décomposé les derniers sucs. Le fantasme impérial de l’histoire unique agonise. Ouvrir grand les imaginations, substituer les réseaux aux podiums, les singularités vivantes aux identités mortifères, entendre ce qui naît, laisser les morts enterrer leurs morts et bercer nos innombrables mondes-enfants sans craindre d’avoir à laver des couches… On y va ?

Quel porteur de la haute culture pouvait s’autoriser à penser, entendant les esclaves d’Amérique inventer le blues dans les champs de coton, qu’ils allaient changer l’oreille du monde ? Hors de tout chemin connu, ambassadeurs forcés d’une Afrique prétendue sans histoire, marchandises entre les mains des maîtres de l’histoire unique, ces hommes et ces femmes rompent la malédiction par leur chant : tu chantes, je chante donc je suis ton semblable ; ce que chante mon âme n’est pas semblable à ce que chante la tienne ; à cause de ça, tu n’entends pas ma voix ; tu l’entendras car elle a la puissance de toucher ton âme et de faire de toi mon semblable ! Première illustration mondiale de la sécession qui déchire les filets de l’empire unique. Et cette sécession prend la forme d’un art. Quel « programmateur » du XIXe siècle pouvait-il entendre dans ce séisme autre chose que du bruit ? Mettre en réseau « la splendide agora » et le centre social de Saint-Chamand, juger de ce réseau par la qualité des imaginaires qu’il ouvre, par le courant qu’il génère et qui passe de l’un à l’autre, admettre que la blue note dans les champs de coton n’est pas chanter faux, ne pas borner l’histoire des harmoniques au fil, sublime en effet, qui conduit de l’Offrande musicale au Concerto à la mémoire d’un ange, ouvrir la voie heureuse qui nous sortira de l’hébétude identitaire non par la morale mais par le désir…

Cher Olivier Py, ceci est votre siècle, votre enjeu. Vous le savez et vous y travaillez : la « décentralisation de 3 km » que vous avez tenté d’instaurer, l’importance donnée cette année à des spectacles venus du Sud et de l’Est de la Méditerranée… Mais la diversité des contenus et la flexibilité des kilométrages ne suffiront pas. C’est la règle du jeu qui est en cause. Changez-la. Cassez le moule. Vous disposez par la grâce de votre talent et par la volonté des « politiques » de moyens considérables pour le faire. Mettez le pied dans la porte ! Sinon, vous participerez inéluctablement et sans l’avoir voulu à métamorphoser définitivement l’inspiration de Jean Vilar en une fabrique de la classe dominante.

18 MAI 2016 / JEAN-LOUIS SAGOT-DUVAUROUX