Dans la falaise de Bandiagara, il atteint un auvent rocheux orné de nombreuses peintures rupestres, dont il rapporte des fragments au Musée d’ethnographie du Trocadéro, ainsi que des objets utilitaires : entrée des Dogon au musée. En 1931, l’ethnologue Marcel Griaule conduit la mission Dakar-Djibouti, qui fait longuement halte dans les villages de la falaise.
L’un des membres de la mission, Michel Leiris, publie en 1934 son admirable Afrique fantôme : entrée des Dogon dans la littérature. A partir des années 1960, l’islamisation de la région fait perdre leur valeur sacrée à la statuaire et aux masques : entrée des Dogon sur le marché. Leur art se trouve aujourd’hui dans des collections américaines, françaises ou suisses, publiques et privées.
Hélène Leloup, galeriste à New York et à Paris, a largement contribué à ce processus. Elle s’est rendue en pays dogon pour la première fois à la fin de 1957. Elle n’a cessé d’y revenir depuis, jusqu’à devenir la meilleure spécialiste de cette culture. Elle est aujourd’hui la commissaire de l’exposition « Dogon » au Musée du quai Branly. En raison de ses dimensions, de la splendeur de bien des sculptures et encore de la méthode analytique mise en œuvre, cette manifestation de très grande ampleur est remarquable.
Elle se divise en trois sections : d’abord 133 sculptures pour établir une histoire et une typologie de l’art dogon ; puis les peintures rupestres de Desplagnes et 35 masques pour rendre compte des mythes, des cérémonies et des structures sociales ; enfin 140 objets – coupes, serrures, portes, fers et bronzes pour traiter de la vie quotidienne et de l’architecture, mais aussi de la diffusion des arts dogon dans les collections occidentales. Si intéressantes soient les deux dernières parties, si riches en objets peu connus et en informations, on ne parlera cependant que de la première, celle qui est consacrée à la statuaire, la plus audacieuse et novatrice.
« Elle est le résultat de cinquante ans de travail, dit Hélène Leloup, un travail de fil en aiguille. » Elle s’est convaincue qu’il faut cesser de parler d’un « art dogon » comme d’un ensemble uniforme et stable. « Il y a une histoire, que l’on peut percevoir à travers les chroniques arabes. Il faut les lire, assure-t-elle, ce que les ethnologues n’ont pas beaucoup fait, et procéder par rapprochements et d’après la géographie de la région. »
Deux migrations ont été décisives, l’une au XIe siècle en provenance de l’empire du Ghana, l’autre au XIVe siècle venant du pays Mandé, au Mali, fuyant islamisation et esclavage. Chacune a laissé des indices pour une histoire des styles.
Hélène Leloup a cherché à la croiser avec les datations au carbone 14 des pièces et avec l’enquête sur place. « Toujours le même mode : arriver dans un village avec un interprète – il y a 17 dialectes dogon différents -, demander à parler aux vieux du village, étaler devant eux mes photographies de sculptures et leur demander s’ils les reconnaissent, s’ils savent quelque chose sur leur origine, sur le village d’où elles proviendraient. Puis filtrer et recouper. »
Les enseignements de terrain ajoutent à ce qu’apprend l’étude visuelle et technique de la statuaire. On observe tantôt l’usage répété de formes synthétiques, tantôt l’apparition d’une solution sculpturale singulière qui peut avoir été le fait d’un seul forgeron – puisque c’est aux forgerons qu’appartient, chez les Dogon, la création sculpturale. « Mais il est impossible de connaître leur nom, ajoute Hélène Leloup. Pour une raison simple : s’ils étaient excellents, les chefs des villages voulaient les garder chez eux et tenir leur identité secrète. »
L’exposition est donc divisée en zones – l’est de la falaise, la région de Tintam, celle de Sanga, la plaine du Séno – et en époques – les Niongom considérés comme les plus anciens occupants, les Tellem, les Dogon-Mandé. A chacune de ces parties correspond un ensemble de pièces, à comparer entre elles et à différencier de celles des sections voisines.
Les parentés sont révélées : une manière particulière d’étirer l’encolure du cheval, une géométrie qui construit la figure de l’homme assis par des verticales et des obliques symétriques, une autre géométrie de sphères et ovoïdes emboîtés, les têtes coniques et les têtes plates, les postures en tailleur et celles avec un ou les deux bras levés. L’oeil repère la répétition de procédés caractéristiques pour indiquer la chevelure, la barbe ou les seins. Ces locutions plastiques particulières sont l’équivalent des manies d’atelier qui s’observent aussi bien en Toscane au XIVe siècle que chez les cubistes parisiens vers 1920.
Il peut aussi repérer des influences stylistiques venues de peuples voisins, les Bambara et les Mandé particulièrement. On imagine alors des familles de forgerons et leurs déplacements. Les datations suggèrent de longues transmissions d’héritage. Mais surgissent, à l’inverse, des particularismes isolés qui ne se sont pas diffusés, tel celui strictement propre au village de Komakan, reconnaissable à la superposition des corps et à l’incision de scarifications obliques. D’autres questions sont traitées, dont celle, délicate, des patines, de leur composition minérale et organique, de leur épaisseur et de ce qu’on peut en déduire.
Symboliquement, l’exposition finit au pied d’une œuvre exceptionnelle par sa taille et son ancienneté. De style djennenké, elle a été découverte par Hélène Leloup qui a reconstitué son long trajet, et acquise par le Musée du quai Branly. Une femme au long cou et aux longs seins, parée de colliers et de bracelets, lève son bras vers le ciel. A la hauteur du nombril, deux figures jumelles se détachent, l’une masculine, l’autre féminine. Elle remonterait au Xe siècle, ce qui fait d’elle la contemporaine des plus anciennes Vierges romanes. A cette date, l’art africain était donc d’ores et déjà entré dans l’histoire, de la façon la plus majestueuse.
Le Monde 08/04/2011