Soixante ans après les indépendances, l’évolution des relations économiques et financières, les changements de rapports de force politiques, l’accélération des migrations ont peu à peu modifié la donne quant aux différents acteurs impliqués dans les projets des pays du Sud, et notamment d’Afrique. Un nouvel acteur est apparu damant le pion aux États et aux entreprises : la diaspora africaine à travers les cinq continents. Force est cependant de constater qu’il n’y a pas assez d’outils efficients pour lui permettre d’apporter sa contribution dans toute la mesure de son potentiel. Avocat et associé chez Asafo & Co., cabinet panafricain dont le managing partner est l’avocat d’affaires franco-togolais Pascal Agboyibor, Me Alain Gauvin est l’un des pionniers, avec la députée française Sira Sylla, d’une dynamique qui s’est mise en place pour poser un cadre légal favorisant un transfert des fonds plus sûr, moins cher et plus impactant sur le développement des environnements économiques du Sud. En quoi cela se justifie-t-il ? Quels en sont les acteurs clés ? Comment peut-il être concrétisé sur le terrain ? Éléments de réponse autour de la bi-bancarisation « comme instrument de financement des pays en voie de développement et comme facteur favorisant l’implication des diasporas dans les relations Nord-Sud ».
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Le Point Afrique : Depuis un certain nombre d’années, le poids des transferts d’argent de la diaspora dépasse celui de l’aide publique au développement. Qu’en est-il en termes de quantité par rapport aux autres transferts effectués en direction du continent ?
Me Alain Gauvin : Selon la Banque mondiale, les transferts d’argent vers les pays à faible revenu devraient s’élever à 445 milliards de dollars US pour 2020, ce qui demeure important, malgré une baisse anticipée de près de 20 % due à la crise sanitaire. En 2019, le montant des transferts se serait élevé à 554 milliards de dollars US, dont près de 90 milliards à destination de l’Afrique. D’autres chiffres en révèlent l’importance : ces envois d’argent, opérés par 200 millions de personnes, bénéficient à près d’un milliard d’individus dans le monde. Ces transferts constituent un moyen de financement essentiel pour les pays en voie de développement, d’autant plus que les autres sources de financement devraient connaître un repli significatif. Par exemple, on craint que la baisse des investissements directs étrangers (IDE) vers les pays en développement ne dépasse 35 %. Et pour la première fois, en 2019, le volume des transferts a dépassé celui des IDE.
Dans une récente étude conduite sous l’égide de l’Agence française de développement (AFD), les auteurs constatent que « les diasporas sont le premier acteur de la solidarité internationale, devant les agences de développement et autres acteurs de l’aide publique au développement ». Au demeurant, le montant des transferts de fonds est trois fois supérieur à celui de l’aide publique au développement (APD).
Quelle attitude les gouvernements africains observent-ils par rapport à ces transferts ?
Bien que les tous États aient intérêt à inciter leurs ressortissants résidant à l’étranger à opérer des transferts depuis leur pays de résidence, on ne constate pas une uniformité d’attitude des différents gouvernements. Certains ne semblent pas très dynamiques dans la conception d’actions qui pourraient être favorables à ces transferts, tandis que d’autres, tels que le royaume du Maroc, mettent en œuvre des politiques destinées à leurs ressortissants se traduisant par des actions de proximité dans les pays de résidence et des campagnes d’accueil lors du retour au pays, par exemple au moment des vacances estivales. Les banques des pays en question jouent un rôle de premier plan dans la mise en œuvre de ces campagnes de proximité et d’accueil.
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Comment les banques et sociétés d’épargne et de crédits en Afrique réagissent-elles par rapport à cette manne financière ?
SI l’attitude des États n’est pas uniforme, en revanche, nombreuses sont les banques africaines tentant de cibler les diasporas avec plus ou moins de bonheur et sans avoir toujours conscience du caractère illicite de leurs actions commerciales, non de l’objet de ces actions, mais de la façon de les engager. Elles tentent par divers moyens de se rapprocher physiquement de leur clientèle cible. Certaines banques louent des stands lors de manifestations, salons et foires organisés dans les pays de résidence et y présentent leurs services ; dans ce cas, ces banques assurent certes une présence physique, mais éphémère. C’est pourquoi d’autres banques créent dans les pays de résidence des bureaux de représentation pérennisant ainsi leur présence physique, mais au risque d’exercer des activités qui dépassent celles autorisées aux bureaux de représentation, par exemple, en démarchant la clientèle.
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Comment se positionnent les circuits financiers informels, et notamment les tontines, par rapport à ces transferts ?
Le montant des transferts informels, c’est-à-dire des transferts opérés hors le système bancaire, est considérable, même si, par nature, il est difficile à évaluer. Il représenterait plus de 50 % des transferts entre l’Europe et l’Afrique, et les transferts intra-africains seraient d’un montant supérieur. Certaines études suggèrent même que le montant des transferts informels pourrait représenter 100 % du montant des transferts licites. Ce sont autant d’opérations qui échappent à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
Pour autant, toutes les personnes ayant recours à ces circuits informels ne sont pas des délinquants ou, plus exactement, n’ont pas pour projet de commettre une infraction. Plusieurs raisons peuvent expliquer l’importance des transferts informels : la tarification élevée pratiquée par certaines institutions de transfert ou même certaines banques ; la confiance dans l’intermédiaire officieux ; la situation irrégulière de certains immigrés ; la réglementation des changes de certains pays empêchant les transferts ou qui en limite le montant ; une population peu bancarisée.
Comment ces transferts impactent-ils les sociétés et le tissu économique des pays de destination ?
Plus de 21 milliards de dollars pour le Nigeria ; près de 20 milliards pour l’Égypte ; environ 7,5 milliards pour le Maroc, ou encore plus de 2,2 milliards pour le Sénégal et 1 milliard pour le Mali. Ces chiffres, à eux seuls, donnent une idée de leur importance pour les pays récipiendaires. Pour certains de ces pays, ils représentent 10 % du PIB et 30 % des dépôts bancaires, quand ce n’est pas plus. Autant dire que si la source des transferts se tarit, c’est la faillite du secteur bancaire de certains de ces pays qui menace, voire celle des pays eux-mêmes.
Au-delà des chiffres, il est intéressant de relever une évolution de l’objet des transferts. Pendant longtemps, ils ont permis de subvenir aux besoins essentiels des familles restées au pays : accès aux soins, scolarisation des enfants et satisfaction des besoins alimentaires. C’est bien entendu toujours le cas, mais les diasporas souhaitent également investir dans leur pays d’origine, non seulement dans l’immobilier, mais aussi dans les infrastructures et la création d’entreprises. Or, les produits proposés par les banques ne sont pas toujours adaptés et la réglementation des pays d’accueil (en Europe, par exemple) ne le permet pas toujours.
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Comment le gouvernement français et les structures d’accompagnement de la coopération de développement appréhendent-ils ces transferts ?
Les banques de développement, en particulier, la Banque africaine de développement, l’AFD ou encore la Banque mondiale s’intéressent depuis plusieurs années à la thématique des transferts, en particulier, de leur coût. Aujourd’hui, cette préoccupation demeure, mais ces institutions réfléchissent également aux moyens d’orienter ces transferts de façon à en optimiser les effets sur l’économie des pays en développement. Par exemple, 80 % des PME africaines n’auraient pas accès au crédit ; dans certains pays, les femmes entrepreneurs représentent plus de 40 % du marché des PME, mais 88 % d’entre elles ne sont pas bancarisées. On pourrait concevoir des instruments d’investissement collectif, tels les organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM), qui seraient dédiés au financement de ces PME.
La France s’est attaquée au problème par l’adoption d’une loi de 2014 qui permet, sous conditions, aux banques étrangères, dont les banques africaines, d’offrir leurs services bancaires en France et, donc, de cibler les diasporas. Je précise que cette possibilité n’est évidemment pas offerte à toutes les banques de tous les pays, mais uniquement à celles ressortissant de pays inscrits sur la liste des pays bénéficiaires de l’aide publique au développement dressée par l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE).
Après six années d’application, ou d’une application trop rare, de cette loi, seules deux banques étrangères bénéficient de l’autorisation, ce qui constitue un échec que l’on peut expliquer par au moins deux raisons : d’abord, ce dispositif de 2014 n’a pas fait l’objet d’une vaste campagne d’information qui aurait permis aux banques étrangères d’en avoir connaissance, ensuite, et l’on y reviendra, l’une des conditions à remplir est pratiquement impossible à satisfaire. L’ambition de Mme Sira Sylla, députée et membre de la commission des Affaires étrangères, est de rendre cette loi de 2014 effective.
Au regard du niveau prohibitif des commissions exigées par les sociétés de transfert, quelles solutions peuvent être envisagées entre les pays émetteurs et les pays destinataires ? Au niveau de la réglementation bancaire, au niveau fiscal aussi.
La bi-bancarisation, c’est-à-dire le processus permettant à un immigré d’avoir accès à des services bancaires tant dans son pays d’accueil que dans son pays d’origine, pourrait être une solution de réduction du coût des transferts, pour autant que les banques jouent le jeu et en aient les moyens. Les institutions financières sont souvent critiquées en raison de la tarification qu’elles appliquent aux transferts qui est jugée élevée, ce qui n’est pas faux. Mais il faut aussi reconnaître que les contraintes prudentielles qui pèsent sur ces institutions, notamment pour contribuer efficacement à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, sont coûteuses.
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Pourquoi la bi-bancarisation apparaît-elle comme une solution intéressante pour augmenter l’impact des transferts dans les économies africaines ?
On ne reviendra pas sur l’effet potentiellement réducteur du coût des transferts que pourrait permettre la bi-bancarisation que l’on a déjà évoquée. Il est également permis de penser que la possibilité offerte aux banques africaines de commercialiser leurs services bancaires en Europe pourrait accroître le montant des transferts. Une corrélation entre offre de services bancaires et transferts a pu être constatée.
Ensuite, la bancarisation, par une offre de services et de produits adaptés, permet d’orienter les fonds transférés vers les secteurs de l’économie considérés comme prioritaires, ce que le seul service de transferts ne permet pas. Pour que les fonds transférés soient alloués aux secteurs prioritaires, encore convient-il d’offrir aux diasporas les produits adaptés, besoin que ne satisfait pas la seule activité de transfert.
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Quelles en sont les limites aujourd’hui ?
Si l’on prend l’exemple de la France, dont on doit louer les efforts faits il y a plusieurs années, la loi de 2014 a révélé ses faiblesses à l’épreuve des faits. Mme Sira Sylla a déposé, le 28 juillet dernier, une proposition de loi dont l’objet est de les corriger. Son intitulé est « Bi-bancarisation : proposition de loi permettant l’assouplissement des modalités de commercialisation des services bancaires étrangers et l’élargissement de la gamme des services commercialisables, n° 3259. »
La première limite de la loi de 2014 porte sur les services qu’une banque étrangère peut actuellement offrir en France : dépôt, crédit et moyen de paiement. La proposition de loi de Mme Sira Sylla élargit la gamme de ces services pour permettre aux banques étrangères d’offrir des produits de placement collectif dont l’objet serait de collecter de l’épargne longue pour l’allouer aux secteurs économiques jugés prioritaires par l’État récipiendaire. Ensuite, la proposition de loi vise à assouplir les modalités de commercialisation de ces services.
Aujourd’hui, une banque africaine qui souhaite offrir ses services en France doit conclure une convention de commercialisation avec un établissement de crédit autorisé à exercer en France. L’exigence de recourir à un professionnel opérant en France n’est pas critiquable, au contraire. En revanche, en pratique, il s’agit d’une condition difficile à satisfaire : peu de banques en France (pour ne pas dire aucune), dotées d’un réseau, accepteraient de conclure une convention avec une banque africaine pour commercialiser les services de cette dernière dont elles ne maîtrisent pas l’élaboration, auprès d’une clientèle à laquelle elles ne sont pas familières.
Si l’on s’en tenait aux termes de la loi de 2014, la solution passerait alors par la création, par la banque africaine, d’un établissement de crédit agréé en France avec lequel elle conclurait une convention. Deux banques marocaines procèdent ainsi aujourd’hui. Mais il s’agit d’une solution trop coûteuse, trop lourde sur le plan réglementaire et inadaptée si la banque africaine veut limiter l’activité de son établissement de crédit à la commercialisation de ses services bancaires africains.
C’est pourquoi Mme Sira Sylla propose d’élargir la typologie de professionnels qui pourraient commercialiser les services de banques africaines tels que les établissements de paiement, les établissements de monnaie électronique, intermédiaires en opérations de banque et de services de paiement, les conseillers en investissement financiers, les démarcheurs, les courtiers et agents d’assurances.
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Au regard de son implication dans de nombreux projets en Afrique, l’Europe devrait être présente dans cette réflexion et dans ce processus. Où en est-elle ?
Rien de bien concret. Certes, on entend parler d’une « stratégie sur les paiements de détail » qui serait adoptée par la Commission européenne en septembre prochain et qui comprendrait « des mesures visant à réduire les coûts des transferts d’argent ». On évoque également le 6e Sommet entre l’Union africaine (UA) et l’Union européenne (UE) qui devrait se tenir cet automne et qui pourrait être le cadre de réflexion sur la bi-bancarisation.
Mais, à ce jour, aucune disposition n’a été prise par l’UE de nature à harmoniser, lorsqu’elles existent, les législations respectives des États membres sur l’offre de services bancaires étrangers. Aujourd’hui, certains États de l’UE semblent l’autoriser : c’est à coup sûr le cas de la France ; ce serait le cas de l’Italie, de l’Espagne et de l’Allemagne. Mais d’autres États ignorent totalement la commercialisation des services bancaires étrangers.
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Mais, en définitive, quel est l’intérêt pour les États européens tels que la France de favoriser la bi-bancarisation qui conduit à une sorte de fuite de capitaux vers l’étranger ?
La question mérite en effet d’être posée, car, si l’on perçoit bien l’intérêt des États récipiendaires (africains, en l’occurrence) dans les transferts de fonds, cet intérêt est plus difficilement concevable du point de vue des États à partir desquels les fonds sont expédiés. C’est d’ailleurs l’objet des critiques qui ont pu être formulées par certains à l’encontre de la proposition de loi portée par Mme Sira Sylla. Ces critiques, dont on peut contester la forme, recèlent une interrogation légitime : faciliter la bi-bancarisation qui augmenterait les transferts de fonds ne revient-il pas à favoriser l’Afrique au détriment de la France ? On se doit de répondre à cette question, quels qu’en soient les auteurs, car il n’est pas aberrant de se demander si l’on ne ferait pas mieux de conserver cet argent en France en cette période de crise sanitaire qui touche durement le pays, supprimant des emplois et entraînant la mort d’entreprises, de commerçants et d’artisans.
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Il convient de répondre et de rassurer ceux qui s’interrogent : oui la France (et l’Europe) a intérêt à ces transferts d’argent vers l’Afrique, pour bien des raisons.
Premièrement, les fonds transférés sont des fonds privés, et non publics : autrement dit, la bi-bancarisation ne coûte rien à l’État, aucun centime, ne bénéficie d’aucune mesure de défiscalisation ou autre, ne pèse donc aucunement sur les finances publiques. La bi-bancarisation n’est pas une aide de la France à l’Afrique, mais un moyen technique de contribuer à la régénération de la relation renouvelée que le président de la République française et les États africains appellent de leurs vœux.
Deuxièmement, la bi-bancarisation intègre, dans le circuit bancaire, les fonds transférés et en assure ainsi la traçabilité depuis leur origine jusqu’à leur destination. En cela, la bi-bancarisation contribue à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Souvenons-nous que, aujourd’hui encore, le montant des transferts occultes représenterait, selon les estimations, de 50 % à 100 % des transferts officiels !
Troisièmement, il est fort probable que la proposition de loi de Mme Sira Sylla engendre de nouveaux débouchés pour une large catégorie de professionnels et soit donc créatrice d’emplois : avec cette proposition de loi, ce qui était réservé, par la loi de 2014, aux établissements de crédit français sera autorisé aux établissements de paiement, aux établissements de monnaie électronique, aux conseils en investissement financier, aux intermédiaires en opérations de banque et de services de paiement, aux courtiers et agents généraux d’assurances et aux démarcheurs personnes physiques ; et beaucoup de ces professionnels sont des PME, voire des TPME.
Quatrièmement, comme le Fonds international de développement agricole (FIDA) le constate, les transferts d’argent, en permettant à leurs bénéficiaires de vivre décemment chez eux, feraient de l’émigration un choix et non plus une nécessité. La bi-bancarisation est donc une façon de lutter contre l’immigration en améliorant les conditions de vie des candidats potentiels à l’expatriation de survie.
Enfin, en développant les services bancaires et financiers entre les deux continents, on favorise les échanges commerciaux et les investissements : la bi-bancarisation contribue ainsi à faire de l’Afrique et de la France, voire de l’Europe, deux partenaires à part entière, et non plus l’un érigé en généreux donateur, tandis que l’autre serait vu comme un malade sous perfusion permanente.
Propos recueillis par Malick Diawara