Considérés, avec les Sud-Américains, comme les plus gros talents bruts à l’âge de 7-8 ans, les jeunes footballeurs africains sont la cible d’un système très opaque dans lequel ils sortent rarement gagnants. Au terme d’une enquête de neuf mois réalisée sur place, Barthélémy Gaillard et Christophe Gleizes ont publié, fin janvier, « Magique Système, l’esclavage moderne des footballeurs africains ». Entretien avec le second cité.
Que dénoncez-vous dans « Magique Système » ? La traite organisée des footballeurs africains. Ces jeunes sont esclaves de leur propre rêve, celui de l’eldorado européen. Ils se retrouvent, mineurs, dans une jungle dérégulée en recherche d’ascension sociale mais se dressent face à eux des agents véreux, des arnaqueurs, des illusionnistes qui vont très vite profiter d’eux pour gagner de l’argent. Ce qu’on dénonce ici, c’est la marchandisation poussée à l’extrême de l’être humain et le fait que le footballeur africain est désormais considéré comme une marchandise, une matière première envers qui on a autant d’égard qu’un kilo de coton.
C’est un sujet qui a déjà été très commenté. Qu’estimez-vous apporter de plus au débat ? Premièrement, un regard systémique, englobant. On explique en quoi nous sommes face à un système vicieux qui s’auto-alimente en permanence. Aussi, il y a ce point de vue africain, ce côté reportage où l’on perçoit bien que nous ne sommes pas face à des footballeurs-migrants mais face à des migrants-footballeurs.
C’est-à-dire ? Le football est vu comme un moyen plus sûr d’immigrer. Ceux qui tentent l’aventure se retrouvent face aux mêmes logiques qu’affrontent les migrants. Mais entre prendre un bateau pour traverser la Méditerranée ou dégoter un stage à Amiens ou Rouen, le choix est vite fait.
Trois chiffres sont marquants dans votre ouvrage : en Europe, les ressortissants africains représentent 23 % de l’ensemble des footballeurs de 1e division; 6.000 mineurs quittent l’Afrique chaque année pour tenter leur chance en Europe; 70 %, toujours en Europe, connaissent une situation d’échec… (Il coupe). À part les 23 % qui proviennent du CIES, les autres sont des estimations, certes fiables, mais qui datent un peu. C’est un phénomène extrêmement difficile à quantifier mais on est sûr qu’il est en explosion. Aussi, quand on parle d’échec, ce sont des situations d’échec terrible avec des familles ruinées sur quatre générations au pays. Ces jeunes qui échouent ont tellement honte de ne pas avoir réussi qu’ils sont dans l’impossibilité de rentrer chez eux, de retrouver des proches qui se sont endettés pour eux. Ils sont sans recours, se retrouvent en situation irrégulière, sont traités comme du bétail.
Quelle est la responsabilité des académies africaines dans ce trafic ?Ce business des académies est né du succès incroyable qu’a connu Jean-Marc Guillou avec l’Asec Mimosas (Abidjan) à une époque où personne ne s’intéressait à la formation en Afrique. Tout le monde s’est rendu compte que c’était une pratique lucrative, plusieurs personnes ont commencé à copier et tout s’est accéléré avec l’arrêt Bosman (1995). Nous sommes face à des amateurs qui n’ont aucune structure, aucun savoir-faire, qui veulent juste toucher de l’argent. Pour une bonne académie comme Diambars, il existe 400 académies-poubelles.
Et Aspire (*) dans tout ça ?
Leur mensonge est aussi gros que leur projet de recrutement. 600.000, 700.000 joueurs africains sont testés chaque année. Ils retournent le continent à la recherche de la nouvelle perle rare. C’est tellement gros de faire passer ça pour un projet humanitaire alors que le spectre est la naturalisation de ces jeunes-là pour la Coupe du monde 2022.
Quel est le rôle des agents dans ce trafic organisé ?
Des agents font bien leur métier. Mais on se retrouve, depuis la dérégulation du statut d’agent, avec une foule d’aventuriers sans connaissance du marché qui espèrent faire fortune. S’immiscent de véritables négriers qui donnent la nausée, clairement. Les agents sont un rouage essentiel de ce système : ce sont eux qui organisent la mobilité, qui vont faire changer l’âge et l’identité avec la complicité et la faiblesse des administrations, ce qui rend possible ce trafic… Mais ce ne sont que des fusibles, le véritable problème vient de la complicité des clubs européens qui organisent tout ça.
Ce sont eux les responsables ?
Ils ont une responsabilité énorme ! Voilà comment ça s’organise : un club européen est au sommet et un agent plus ou moins puissant, qui a plusieurs rabatteurs dans différents pays, lui est affilié. Les clubs européens sont complices. Quand la Lazio Rome fait jouer Joseph-Marie Minala (**) avec les moins de 17 ans, on ne peut pas dire que ce n’est pas de la complicité. On ferme les yeux pour essayer de trouver un pigeon en Chine ou Russie qui va accepter de payer des millions d’euros. Les clubs européens sont à la base de ce système de par leur attitude coloniale envers l’Afrique, ce que dénonce Paulo Teixera, agent congolo-brésilien, qui s’occupe de porter les demandes de petits clubs africains devant la Fifa. Il se retrouve face à des clubs qui bénéficient de collusions importantes mais qui, en plus, sont des experts juridiques… Ces clubs européens ont tout intérêt à maintenir le football africain au plus bas pour pouvoir piller sans contrepartie toute cette main-d’oeuvre bon marché.
Quelles solutions existent ?
La vraie solution est de redistribuer mieux l’argent dans le football. Que les clubs africains aient des rentrées d’argent proportionnelles au nombre de joueurs qu’ils exportent. Où est la rétribution ? Cela permettrait aux clubs locaux de payer 500 euros les joueurs de première division qui seraient moins dans une urgence absolue de départ. On estime par exemple que les 1.000 meilleurs Ivoiriens ne jouent pas en Côte d’Ivoire…
N’est-ce pas utopiste de penser que cela va changer ?
Je suis d’un naturel optimiste et de toute façon c’est difficile de faire pire que la situation actuelle. Le livre ne va pas tout révolutionner mais c’est une somme de petites initiatives individuelles qui pourront faire avancer les choses. Il faut réguler ce far-west, ce business complètement dingue.
Pourtant, certains arrivent à percer au haut niveau…
Des joueurs s’en sortent, oui, et c’est justement ce qui permet à ce système de perdurer. La belle histoire sera racontée sur toutes les télés africaines alors que les migrants qui galèrent et qui se pavanent avec deux sapes pitoyables, ceux-là, personne n’en parle. Chaque joueur qui réussit, c’est oublier les 99 autres qui échouent.
(*) Programme de détection de footballeurs financé par le Qatar.
(**) Camerounais moqué sur la toile pour son physique de quadragénaire alors qu’il jouait pour les jeunes de la Lazio.
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