Les chauffeurs sont-ils les « damnés de la terre » au Mali ? Cette interrogation vaut son pesant d’or au regard des traitements dont ils font l’objet dans leur propre pays. On pouvait comprendre cela si c’était une organisation internationale ou toute autre structure privée. Mais être maltraité dans son pays par l’Etat qui vous emploie, cela relève de la fiction. Cela nous renvoie au roman de Réné Maran, « Batouala » qui fait allusion à la galère des noirs Américains. Il disait ceci : « Etre pauvre, c’est dur mais être pauvre dans un pays de dollars est vraiment le tréfonds de la dureté ».
Cette citation de Réné Maran décrit parfaitement la triste réalité de la situation des chauffeurs Maliens. Le résultat de notre enquête est accablant. Parmi ceux que nous avons rencontrés, pas un seul ne se plait d’être chauffeur. Ils ont préféré garder l’anonymat pour ne avoir à faire après aux pressions de leur boss. Mais que faire dans un pays où l’emploi devient plus en plus une pierre précieuse ?
La situation des chauffeurs maliens n’a rien à voir avec celle de leurs homologues de la sous région. Pendant que les chauffeurs des autres pays se la coulent douce avec des gros salaires et des primes, les chauffeurs maliens sont quotidiennement à la recherche de leur pitance pour survivre dans une vie devenue très chère.
6 000 FCFA pour une tenue d’une année
En effet, en plus de leur maigre salaire, tenez-vous bien, les chauffeurs maliens n’ont droit qu’à une prime annuelle d’habillement (appelée dans leur jargon prime de tenue). Et là encore pour l’avoir, ils doivent d’abord galérer.
Nous avons découvert que l’attribution de ladite prime dépend du sentiment et du bon vouloir du fournisseur à qui l’administration donne le marché. Elle varie d’un département à un autre et d’un service à un autre.
Selon les textes en la matière, chaque chauffeur doit bénéficier de deux complets d’habillement et de deux paires de chaussures annuellement. Jusqu’à nos jours, aucun chauffeur ne connaît ni le prix du complet et ni celui de la paire de chaussure. C’est dire que le fournisseur leur donne ce qu’il veut. A prendre ou à laisser.
Selon un chauffeur que nous avons rencontré au ministère de la Santé, cette année, le fournisseur choisi par l’administration a donné 6 000 FCFA aux chauffeurs comme montant d’une tenue complète. « 6 000 FCFA, cela ne vaut rien. On ne peut même pas payer un bon jean. Mais qu’est ce qu’on peut faire ? Les gens détournent l’argent des chauffeurs sans être inquiété. Nous sommes livrés aux prédateurs qui nous volent. Dans l’administration publique malienne les chauffeurs ne valent rien, nous ne sommes pas considérés et encore moins écoutés », s’est-il indigné.
Il n’est un secret pour personne, du moins pour ceux qui côtoient l’administration publique malienne, que les chauffeurs sont traités à la limite de façon inhumaine. A quelques exceptions prêtes. Cette prime mal gérée n’est que la face visible de l’iceberg.
Frais de mission : des miettes
Dans certains départements ministériels ou dans d’autres services, en cette période de grandes pluies, les chauffeurs, en cas de pluies, sont obligés de s’arrêter sous les hangars ou doivent attendre sous les terrasses des bureaux.
Autre galère des chauffeurs, c’est leurs frais de mission. En effet, les frais de mission journalier d’un chauffeur sont seulement de 2 000 F CFA. Alors qu’au même moment, pour la même mission, son patron se la coule douce avec un minimum de 14 000 FCFA par jour.
Pire, arrivée à destination, dans certains cas, le chauffeur se résigne à dormir dans son véhicule pendant que celui dont la vie est entre ses mains passe tranquillement la nuit dans des chambres d’hôtel climatisées.
Pourtant, selon certains chauffeurs que nous avons rencontrés, il est prévu 10 000 FCFA la nuit comme frais d’hôtel du chauffeur. « Il m’est arrivé une fois quand j’étais en mission avec mon patron de faire la guerre pour avoir mes frais d’hôtel. Quand on est arrivé à Ségou, mon chef est parti dormir chez un ami et moi aussi je suis allé chez un parent. Nous avons passé notre séjour comme ça à Ségou. Quand la mission a pris fin, on lui a donné ses frais de mission plus ses frais d’hôtel. A moi, on m’a seulement donné mes frais de mission et ils ont refusé de me donner mes frais d’hôtel, arguant que je n’avais pas dormis à l’hôtel et que les partenaires ont décidé de ne pas m’octroyer de frais d’hôtel. Vous voyez ça, c’est ça le vécu quotidien des chauffeurs, on nous traite comme des bons à rien, alors que nous sommes indispensables dans l’administration », a-t-il martelé, très en colère.
Cet autre en service au Commissariat pour le développement institutionnel (CDI) qui nous raconte ce sentiment de mépris à leur endroit. « Quand on partait à Mopti, arrivé au poste à l’entrée de la ville, quelqu’un a appelé pour demander le nombre de personnes de la mission, tout de suite dans le véhicule quelqu’un a répondu qu’on est trois plus le chauffeur, comme si le chauffeur n’est pas un être humain ».
Pour rappel, la seule prime et les frais d’hôtel dont les chauffeurs bénéficient aujourd’hui datent de l’ère Modibo Kéita, donc des années 1960. C’est dire qu’il urge de revoir cette situation qui tend à devenir une violation des droits de l’homme. De l’indépendance à nos jours, les temps ont changé et les choses aussi. Personne ne semble se soucier de cette situation. Elle est d’autant plus déplorable qu’au cours de l’émission « baroni » sur l’ORTM, à l’occasion du 8 juin 2011, le président de la République avait lui-même regretté la situation que vivent les chauffeurs.
Côté restauration, c’est la misère. Les chauffeurs mangent toujours après tout le monde. Il n’est pas étonnant de voir certains cadres affamer leurs chauffeurs, lors des rencontres alors qu’ils réclament des pauses café, déjeuner…et même dîner. A l’intérieur du pays, pendant les missions, les chauffeurs doivent lutter pour avoir le ventre plein.
L’ancien Premier ministre, Ousmane Issoufi Maïga, en avait fait son combat. Il venait toujours demander aux organisateurs, très souvent zélés, si les chauffeurs avaient mangé. Comme lui, on en trouve encore dans l’administration.
C’est quand même une espèce en voie de disparition, il faut le reconnaître. Sur la misère que vivent ceux qui nous sauvent la vie, ceux qui nous amènent à bon port, ceux qui sont souvent nos confidents, ceux qui, bref, font bon cœur contre mauvaise fortune, il y a tout un roman à écrire. Il revient à tous, quel que soit le rang, le grade ou le statut, d’en prendre conscience.
Youssouf Diallo
Le 22 Septembre 20/07/2011