L’une des pires souffrances, c’est sans doute d’être constamment interpellé par sa conscience parce qu’on aurait dû prendre une décision ou qu’on aurait dû défendre une noble cause et qu’on ne l’a pas fait faute de courage, d’audace ou d’objectivité. C’est ce qui risque d’arriver à beaucoup d’entre-nous par rapport au décès de Soumeylou Boubèye Maïga le lundi 21 mars 2021. Ce n’est pas de notre faute ! Certes ! Mais, nous pourrons aussi nous reprocher de nous être pas battus comme il se doit pour qu’il puisse bénéficier des soins appropriés comme il en avait droit.
Le refus d’évacuer Soumeylou Boubèye Maïga ne peut se justifier que par la haine qu’on avait pour sa personne, pour cette figure de la démocratie malienne dont la disparition risque de nous tourmenter pendant très longtemps. C’est ce que nous pouvons retenir, entre autres, des hommages qui lui sont rendus dans le pays et en dehors de nos frontières. Sinon, comme l’a si pertinemment rappelé Jean-Baptiste Placca dans sa chronique «La Semaine de» (RFI) de samedi dernier (26 mars 2022), «rendre justice implique de veiller à ce que le prévenu arrive vivant devant ses juges pour répondre de ce qui lui est reproché, même si certains trouvent commode qu’il ne soit plus là pour s’expliquer» !
Où est aujourd’hui la victoire de cette justice qui a refusé à un présumé innocent le droit aux soins appropriés le condamnant à la mort ? Ces geôliers ont poussé la haine à le traiter comme un vulgaire criminel au point même de faire semblant d’oublier qu’il s’agit quand même d’un grand commis de l’Etat qui a dénié plus de ma moitié de sa vie ce pays qu’il a servir une vive passion et un dévouement rare. Il s’est si dévoué à l’Etat au point de développer une confiance aveugle à son égard. Comme l’a si bien résumé un bloggeur de la Cité des Askia, où SBM a vu le jour le 8 juin 1954, «en républicain, il a vécu et est mort pour avoir eu foi en les institutions de la République, dont la justice en qui il disait avoir confiance».
Bien sûr que nous sommes tous des morts en sursis… Mais la manière dont on a laissé SBM mourir est très révoltante… et nous interpelle tous. Si leur désir était de le briser pour l’humilier, nous sommes convaincus qu’ils ne doivent pas être comblés aujourd’hui. Et cela d’autant plus qu’il est resté digne, discret et droit dans ses bottes jusqu’à la fin… Ils ont voulu faire de lui un paria et il est mort en martyr. En témoigne de la foule mobilisée aux côtés de la famille depuis l’annonce de son décès et qui l’a conduit à sa dernière demeure. Sans compter tous ces témoignages poignants pour lui rendre hommage.
Si la notion de responsabilité collective est une réalité, nous risquons tous d’avoir la mort du Tigre sur notre conscience. A part sa famille, personne n’a eu le courage de se lever pour dire : ça suffit, faites-le bénéficier de ses droits aux soins appropriés ! Même les condamnés à mort y ont pourtant droit avant l’exécution de leur sentence. A plus forte raison un homme d’Etat jouissant de la présomption d’innocence.
Journalistes, hommes politiques, leaders religieux, organisations des droits humains… Nous nous sommes murés dans un silence coupable, complice. Nous nous sommes laissés dominer par notre peur d’élever la voix pour défendre une cause noble de crainte d’être persécutés, d’être insultés et menacés sur les réseaux sociaux… Les choses se sont passées comme si la classe politique malienne avait cru que Soumeylou était l’agneau sacrificiel de sa rédemption. Et du coup, nous avons laissé la haine triompher de nos valeurs humaines. Une fuite de responsabilité qui explique pourquoi «l’humanisme est en train de disparaître dans ce beau pays qui est le Mali» ; pourquoi la jalousie, la méchanceté et la haine commencent à écraser toutes nos valeurs.
Nourrir la passion de l’égalité ne doit pas pousser à franchir la ligne rouge conduisant à la haine
«Quand Jacques Chirac (président de la République française de 1995 à 2007, décédé le 26 septembre 2019) a été victime d’un grave accident de la route, ses adversaires politiques ont produit des communiqués de sympathie. Cela ne signifiait rien sur leurs sentiments, mais reconnaissait symboliquement sa légitimité en tant que responsable politique», rappelait Dominique Schnapper (Directrice d’études à l’EHESS et membre honoraire du Conseil constitutionnel) dans une tribune intitulée : «La démocratie peut-elle survivre à la haine ?» (Telos, janvier 2020). Et de rappeler que «la jalousie est l’expression pervertie de l’égalité. Les sociétés démocratiques nourrissent la passion de l’égalité. Et la jalousie, quand elle devient féroce, se transforme aisément en haine».
Et de nos jours les réseaux sociaux jouent un rôle central dans la propagation de cette haine. Pour cette grande intellectuelle française, «la haine fait partie de ces passions tristes qui opposent les uns aux autres. Elle est sans doute inévitable, mais si son expression s’étend dans l’espace public, si elle devient l’un des principaux éléments qui animent la vie sociale et contraignent les décisions politiques, elle devient un danger». Et c’est à ce stade crucial que se retrouve la société malienne.
«La logique de l’ordre démocratique impose à tous les hommes publics, quelles que soient leurs sympathies et leurs antipathies, de manifester leur considération à l’égard de ceux qui leur sont opposés dans le combat politique», a souligné Dominique Schnapper. La vie sociale et politique ne s’inscrit plus dans cette logique au Mali ces dernières décennies. Et cela parce que nous avons sacrifié nos valeurs sur l’autel de la conquête du pouvoir ; parce que nous croyons beaucoup plus à l’ascension politique, à la fortune qu’à toutes ces valeurs qui faisaient que notre société était très enviée. Quand la conviction s’effrite, la notion de responsabilité vacille.
Des questions qui vont hanter notre conscience
On se tait par intérêt et non par conviction. C’est simple de rendre aujourd’hui hommage au «Tigre». Mais, pour paraphraser une concitoyenne, où étions-nous quand SBM était incarcéré dans des dures conditions pour un homme de son âge et de son rang ? N’avons-nous pas entendu les cris de détresse de sa famille pour son évacuation ? N’avons-nous pas été silencieux dans l’attente d’un procès qui n’aura jamais eu lieu finalement et à qui on a pourtant accordé plus d’importance qu’à sa santé, qu’à sa vie ? Autant de questions qui ne vont plus cesser de nous tarauder l’esprit, de troubler notre sommeil en hantant notre conscience.
Que reste-t-il de cette démocratie quand ceux qui se sont battus pour son avènement et ceux qui sont censés œuvrer à sa consolidation n’ont plus le courage d’afficher leur conviction et d’assumer leur opinion par crainte de répression ou de perdre leurs privilèges ? Comme nous le rappelle si cruellement une sœur, «une chose est sûre, tant que nous Maliens n’aurons pas le courage de contester et de protester pour nos convictions propres, nous serons ce peuple qui n’écrira jamais son histoire, mais qui passera la plume à d’autres pour écrire leur propre histoire. Ceux-ci tremperont leurs plumes dans le sang des Maliens, comme une encre rouge, pour écrire l’histoire la plus ignoble pour nous».
Le Tigre s’en est allé sans abdiquer, sans jamais renier ses convictions et ses opinions. La haine a eu ainsi raison de notre humanisme, mais pas de son nom parce que sa vie fut une belle leçon de dignité.
Moussa Bolly