Au moment où notre pays célèbre le 20è anniversaire de la Révolution de Mars 91, l’actualité du monde arabe présente ainsi pour nous un furieux aspect de « déjà vu ». Avec notamment des protagonistes et des développements sinon identiques, du moins similaires : les scolaires et la jeunesse, les syndicats, l’armée, la « rue », les insurrections, l’emballement, les morts, le renversement du système ancien, la fièvre qui refuse de retomber, les tâtonnements dans la construction d’un nouvel édifice et même, mais dans une mesure moindre, la dimension religieuse.
Le contexte international était naturellement différent, dominé en 1991 par le discours de La Baule de François Mitterrand, la chute du Mur de Berlin, l’effondrement de l’empire soviétique. Mais, à l’instar de ce qui survient aujourd’hui dans les pays arabes, ce n’est pas une supposée « contagion » qui conduit mécaniquement aux bouleversements.
La part essentielle des soulèvements, il y a 20 ans à Bamako comme ces derniers mois à Tunis, au Caire et ailleurs, relève d’une dialectique interne. Dans notre pays, tandis que le parti unique de l’époque, l’UDPM, tentait de noyer le poisson en cantonnant au début le débat sur « l’exercice de la démocratie au sein du parti », un compte à rebours s’enclenchait en 1990 sans que grand-monde n’envisage une issue aussi radicale et rapide.
Il s’est, en effet, écoulé moins d’un an entre la demande de l’instauration du multipartisme par l’UNTM (28 mai 1990) et le renversement de Moussa Traoré dans la nuit du 25 au 26 mars 1991. Entre-temps, l’UDPM, persistant dans sa volonté de confisquer le débat, se crispait sur un juridisme décalé, la rébellion avait embrasé le Septentrion tandis que les associations démocratiques naissantes battaient le pavé, vite rejoints par les femmes, les scolaires et que l’UNTM y allait de sa grève générale.
Pourtant dans le Mali de 90-91, les similitudes avec l’actualité arabe de ce début d’année tenaient moins dans l’enchainement des événements et l’articulation des forces sociales que dans un état d’esprit très répandu dans l’opinion : le sentiment de tourner en rond et de se cogner sans cesse à un horizon bouché face à un pouvoir sclérosé et incapable jusqu’au bout de sentir la force croissante des attentes et des frustrations. L’explosion a donc jailli de tréfonds plus intimes que les niveaux politiques, économiques ou sociaux habituellement explorés par les analystes. Aux alertes a ainsi succédé la révolte puis à l’insurrection, la révolution populaire.
Une véritable révolution puisqu’elle a jeté bas l’édifice politique et institutionnel corseté par le parti unique pour le remplacer par une nouvelle architecture implantée dans un décor ouvert. De ce point de vue, comme l’ESSOR l’avait titré à l’époque, la Transition malienne s’était imposée comme « la plus belle de toutes » par la jonction réussie entre l’armée et le Mouvement démocratique pour la gestion du pouvoir, la capacité des acteurs à dépasser les divergences parfois profondes et les tiraillements générés par le quotidien, pour avancer. Ce cheminement est loin d’être acquis d’avance quand on voit comment les « printemps arabes » freinent encore devant la perspective de faire « table rase » et tâtonnent pour s’accorder sur la hiérarchie du primordial.
Les Maliens qui sont passés par là sont donc bien placés pour comprendre ce qui survient en Tunisie ou en Egypte (la témérité d’un petit groupe qui dissipe la peur et insuffle le courage au plus grand nombre), ce qui agite aujourd’hui ces pays (la hargne à ne pas se laisser déposséder de « sa » révolution) et leurs hésitations face à l’avenir. Nous sommes aussi bien placés pour témoigner de la relativité de la rupture radicale déclarée avec le passé, de la trajectoire torturée et accidentée qu’empruntent les processus démocratiques, de l’importance inégalable des leaderships, de la versatilité (fragilité ?) des convictions face à la réalité du pouvoir, de l’erreur de croire qu’une transition exemplaire constitue une assurance tous risques pour la suite.
Heureusement, le chemin n’est pas semé seulement d’impudents imposteurs, de héros égarés, d’illusions perdues et d’espoirs déçus, il est aussi jalonné de conquêtes si sûres que – bel hommage – la conscience collective les a intégrées comme des acquis de toute éternité. Hormis le bouillonnement des esprits libérés, la plus marquante d’entre elles est l’attitude décomplexée face au pouvoir coercitif de l’Etat. La peur paralysante suscitée par les répressions sanglantes du pouvoir colonial puis l’impitoyable raison d’Etat invoquée par des régimes autoritaires pour justifier des exactions, s’est définitivement évaporée.
La citoyenneté ne l’a pas remplacée pour autant, hélas. Et les nombreux excès d’aujourd’hui sont trop souvent locaux, catégoriels, corporatistes, individuels et, pour beaucoup, décentralisés (pour les lier à la Décentralisation et à ses effets pervers). 20 ans après Mars 1991, l’Etat démocratique peine toujours à affirmer son autorité au sortir du laminoir de la Révolution.
Avis aux Tunisiens et autres Egyptiens : la fièvre soulevée en 2011 n’est pas près de s’apaiser et ses conséquences se feront sentir durant de longues décennies. Dans les moments de doute, faites comme les Maliens qui se répètent cette remarque célèbre : « Quand je me contemple, je me désole. Quand je me compare, je me console ». En gardant, bien sûr, à l’esprit que l’histoire des uns n’est jamais celle des autres.
Journal l’Essor du vendredi 25 mars 2011, par Souleymane Drabo