Moussa Traoré a bien été chassé du pouvoir, emporté par le torrent de sang qu’il avait lui-même fait verser, en trois jours seulement. Mais le Mali a failli connaître encore pis, encore plus de sang, encore plus de feu, à cause du même Moussa Traoré.
Le signal devait être donné par une déclaration des plus délirantes que l’ancien président avait absolument tenu à faire le dimanche 24 mars. Il avait tempêté pour obliger les techniciens de la Radio Télévision du Mali et ses propres conseillers à l’enregistrer. Il a parlé en bambara pour mieux sensibiliser, pensait-il, les couches les plus modestes. Et aussi pour se convaincre que, à l’extérieur, on ne comprendrait pas.
Mais cette déclaration de près d’une heure n’a jamais été diffusée. Parce que des officiers et des journalistes vigilants en ont ainsi décidé. Les très rares Maliens qui ont pu voir l’enregistrement dont la majorité des nouveaux dirigeants ignorent encore l’existence – ont été suffoqués d’horreur.
Ce document, nous l’avons obtenu et fait traduire par des personnes dont nous préférons taire les noms. Moussa Traoré y démontre qu’il n’a jamais rien compris à ce que son peuple espérait, qu’il ne s’est même pas rendu compte du bain de sang qu’il avait organisé. Il avait toujours cru qu’il avait raison. Sans s’apercevoir qu’il l’avait déjà perdue, cette raison. Voici ce document qui devrait servir de leçon d’histoire à ceux qui n’ont pas encore compris que l’Histoire, en marche, est en train de les écraser.
J’adresse mes condoléances aux familles des disparus. J’en appelle à tous les Maliens, aux jeunes et aux vieux, aux hommes et aux femmes : je pense sincèrement à ceux qui sont tombés, à tous ceux qui ont été victimes de la tragédie. Dieu ait leur âme et que leur âme repose en paix.
Voici un an, notre parti, l’UDPM, a entamé une réflexion [allusion au débat sur le multipartisme qui avait commencé mi-1990, NDLR]. Le parti a décidé une concertation pour trouver un terrain d’entente et permettre ainsi au pays d’aller de l’avant. Les responsables du parti n’ont pas du tout estimé que la perspective du multipartisme était un risque grave à écarter. Mais le parti a décidé qu’il fallait l’expliquer au peuple et à partir de la base parce qu’il s’agit d’une affaire nationale que les seuls dignitaires ne peuvent trancher depuis Bamako. Voilà pourquoi le conseil national du parti s’est réuni en juin 1990. Après ce conseil national ordinaire, on a décidé de poursuivre la réflexion sur le multipartisme et de convoquer un conseil national extraordinaire, qui s’est tenu en août 1990. Tout le monde s’est exprimé pour mieux comprendre, mais aussi pour faire mieux comprendre aux autres. Le bureau exécutif central a donc demandé un examen sérieux de la question en vue de dégager un consensus sur le multipartisme.
Mais pendant que se faisait ce travail de réflexion au sein du parti, qui a convoqué le congrès du 28 au 31 mars, des associations politiques se sont créées. Le ministre de l’Intérieur a dit : « Les associations peuvent se créer, mais la loi n’autorise pas la création d’association à caractère politique. » Nous avons donc dit qu’il fallait respecter la loi. Eux [il s’agit bien sûr des dirigeants du Comité de coordination des organisations démocratiques, NDLR], ils nous font des reproches parce que nous avons dit ça et que ce ne devait pas être dit. Ils refusent de respecter la loi, ils feront ce qu’ils voudront. [Un silence menaçant.] Si tu dépasses les bornes, attends-toi à en subir les conséquences.
[Un nouveau silence.] Le veau ne connaît pas le lion, mais sa mère, elle, le connaît… Les enfants se sont mis à créer plusieurs associations. Ils ont dit qu’ils n’étaient plus membres de l’Union nationale des jeunes du Mali [l’organisation alors unique des jeunes, affiliée au parti unique, NDLR] et qu’ils vont créer leurs propres associations. Depuis plus de trois mois, les enfants n’ont pas fait une seule semaine complète à l’école ! Ils boycottent les cours comme ils veulent, ils manifestent, ils cassent comme ils veulent, ils détruisent ce qu’ils veulent.
Bamako a connu le vandalisme. Nous avons dit qu’il fallait raisonner les enfants. Nous l’avons dit à leurs pères et à leurs mères, nous nous sommes adressés aussi à eux, les enfants. En vain.
J’ai demandé au ministre de l’Éducation : « Qu’est-ce qui se passe ? » Et le ministre a dit : « Rien ne justifie ces casses-là. Ils n’ont pas cherché à me voir et ils ne m’ont rien demandé. » Je lui ai dit : « Cherche à savoir ce qu’ils veulent. »
Rejet de tous les accords
C’est à partir de là qu’ils ont dit qu’il fallait satisfaire coûte que coûte leurs revendications. Quand ils lui ont fait parvenir leurs revendications, le ministre leur a répondu le jour même. Mais ils ont dit que ce n’est plus ça ! Et qu’il fallait que le ministre les reçoive. Le ministre a dit : « D’accord. Je vous reçois, vous, l’AEEM [Association des étudiants et élèves du Mali, NDLR], mais aussi toutes les associations d’élèves, plus les parents d’élèves, l’Union des femmes [affiliée au parti unique, NDLR], celle des jeunes, pour qu’on discute sérieusement du postscolaire et qu’on trouve un terrain d’entente. Ce n’est pas la peine de raconter aux Bamakois ce qui s’est passé les 21 et 22 janvier. Plus tard, ces événements serviront de sources aux conteurs ou aux auteurs de devinettes, tellement il y a eu de la casse. Les élèves ont demandé au ministre de leur dire clairement et immédiatement si leurs revendications seront satisfaites.
Quand quelqu’un te dit : « Bois vite ton dégué [boules de mil délayées dans le lait caillé, NDLR], qui est un plat froid, et passe-moi vite la louche pour que je boive à mon tour », la situation est vraiment en train de chauffer !
Le ministre les a reçus encore en présence du syndicat des enseignants, de l’Union des femmes, de l’Union des jeunes, des parents d’élèves. Il leur a dit : « Dites-moi ce que vous voulez et je vous réponds tout de suite que je ferai ce que je pourrai …»
Mais voilà qu’après cette réunion le Syndicat des enseignants annonce qu’il suspend sa participation aux travaux. Le ministre en appelle à l’UNTM [Union nationale des travailleurs du Mali, ancienne confédération unique, qui a rejoint le camp des contestataires, NDLR] ; il a appelé les enseignants à revenir sur leur décision : ils ont refusé.
Un vendredi (15 mars), les élèves eux- mêmes se sont déclarés satisfaits et ont promis de revenir le vendredi suivant pour signer l’accord. Mais, entre-temps, le mardi, ils sont revenus pour rejeter tous les accords conclus avec le ministre. Le ministre m’a rendu compte : « L’affaire se corse », m’a-t-il dit. Je lui ai répondu : « Ce n’est pas grave. Les enfants, nos enfants, ne connaissent rien à la guerre, ils ne peuvent pas vouloir ça. » Moi, je connais la guerre, la guerre est néfaste. J’ai dit au ministre de convoquer de nouveau l’Union des jeunes, l’Union des femmes, les parents d’élèves, le Syndicat des enseignants. Car l’accord nous concerne tous, mais les élèves ont dit « merde» et qu’ils ont le fer aux dents [qu’ils sont prêts à se battre, NDLR].
Le ministre a dit : « Qu’allons-nous faire ? » Ils ont répondu qu’ils étaient dépassés. Le ministre a demandé aux enseignants dans quelles conditions les écoles pourraient rouvrir et s’ils étaient disposés à reprendre les cours. Ils ont dit : « On va réfléchir. »
La réflexion a duré jusqu’au vendredi 22 mars, le jour de la guerre. Ce vendredi-là, Dieu m’est témoin, des pauvres, des riches, tous ceux qui possédaient quelque chose, le contribuable, les employeurs, etc., tous ont vu leurs biens saccagés. Ce sont pourtant des gens qui n’ont rien à voir avec ces histoires ! C’est Dieu qui leur a donné leurs biens, mais on leur a tout détruit. J’ai convoqué les chefs religieux et je leur ai dit ceci : « Dites aux enfants et à ceux qui les manipulent d’arrêter. Ce n’est quand même pas trop leur demander. Depuis décembre 1990, je prêche la modération, car le vandalisme n’est pas une bonne chose. Ce qui a été construit difficilement ne doit pas être détruit en une seconde. »
Les chefs religieux convoqués
Aujourd’hui, j’ai convoqué la coordination des associations qui sont impliquées dans ces événements pour leur dire : « Que pensez-vous de la situation ? » Ils m’ont dit que leur coordination allait me remette leur déclaration. J’ai lu leur déclaration. Le document dit [martelant ses mots] que je suis un dictateur ! Que Moussa est un dictateur qui n’écoute personne, qui refuse tout dialogue, qui est un homme buté ! Et que j’ai mis en œuvre un plan pour tuer les enfants, les femmes et les vieillards ! Par conséquent, Moussa et son gouvernement doivent démissionner pour être remplacés par un Comité de salut public !
Moi, je dis : même quand on n’est pas un croyant, il faut avoir de la dignité ! Et quand on est croyant, il faut avoir peur de Dieu. Même si tu ne crois pas en Dieu, tu dois être digne. La dignité repose sur trois points : tu ne trahis pas la parole donnée, tu ne parjures pas et tu ne mens pas. Dans ce pays, j’ai été le premier à prononcer le mot « liberté », que les enfants ont repris dans leurs chansons, ce jour-là [allusion au coup d’État du 19 novembre 1968 qui l’avait porté au pouvoir, NDLR] et aujourd’hui encore. Même si le lièvre est ton ennemi, reconnais au moins qu’il a de grandes oreilles.
On me dit encore que je suis un assassin. Ah ! On me qualifie de méchant. Mais quand on t’accuse, les gens qui te connaissent ne croient pas les accusateurs ! Ils diront : « c’est faux ». Depuis le 18 novembre 1968 jusqu’à aujourd’hui, demandez aux gens : « Où sont les cadavres des victimes de Moussa ? » Où sont-ils ? Si c’était vrai, j’aurais été critiqué partout. Si la bouche longue ne le dit pas, la bouche courte le dira. [Si c’était vrai, quelqu’un l’aurait déjà dit auparavant, NDLR.] Si j’avais été un assassin, [pointant le doigt vers la caméra] vous ne seriez pas là aujourd’hui ! S’il n’y avait pas eu le 19 novembre 1968, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour me dire ce que vous êtes en train de me dire. Vous ne l’auriez pas pu, auparavant.
«Donnons-nous la main»
Avant le 19 novembre 1968, on ne pouvait pas dire la vérité, ni à sa femme ni à son enfant. On parlait en cachette ! [Bégayant de colère.] Ne mentez pas sur moi ! Mentir sur moi, c’est le comble de l’infamie ! Vous avez dit que Moussa et son gouvernement doivent démissionner. N’Tè ! Je refuse ! Et encore : je refuse ! Ce n’est pas vous qui m’avez donné le pouvoir ! Vous ne m’avez pas amené au pouvoir ! Je sais comment j’ai eu le pouvoir et comment je l’ai exercé !
[Il bégaie de plus en plus et vocifère, le doigt menaçant.] Ce sont les Maliens qui m’ont demandé de rester au pouvoir ! Ils demandent aussi la dissolution de l’Assemblée nationale. Je refuse ! Ce sont les élus du peuple malien, ils sont au service du peuple. Ce n’est pas vous qui les avez élus, en tout cas pas vous seuls.
[Il reprend difficilement son souffle.] Je demande aux Maliens : où sont les cadavres de Moussa ? Où sont-ils ?
J’ai dit et répété que ceux qui manipulent les enfants doivent cesser. Et ceux qui manipulent les manipulateurs ne sont pas ici, ils sont à l’extérieur [pointant le doigt vers la caméra], ils ne sont pas d’ici. S’ils laissent nos enfants tranquilles, il n’y aura pas de troubles. Je l’ai dit : nous payons nos impôts pour construire le pays. On ne peut pas ne pas réagir. Lequel des manipulateurs a eu sa maison détruite ? Beaucoup d’entre eux sont au bord de leur tombe [et il montre du doigt une tombe imaginaire … puis, levant les yeux au ciel :] Allah ! Qu’ont fait les innocents ? Allah ! Toi qui ne dors pas, toi qui n’as pas sommeil, tu vois tout, paie chacun selon ce qu’il mérite ! Parmi les manipulateurs, lequel a des enfants parmi les morts ? Aucun ! Ils n’ont pas d’enfants [bégayant] parmi … parmi les victimes, leurs biens n’ont pas été détruits, ni ceux de leurs parents. Mais ce sont eux qui poussent les enfants des autres devant les militaires.
Maliens, vous qui savez que mes mains ne sont pas souillées de sang, suivez-moi ! Vous le savez bien, suivez-moi ! Dieu ne laisse pas l’eau et le lait se mélanger. Pas du tout. Suivez-moi pour que nous construisions le Mali, comme nous l’avons toujours fait partout, en forant des puits, en creusant des canaux d’irrigation, en réalisant l’autosuffisance alimentaire, en menant une bonne politique de l’élevage. Donnons-nous la main.
Nous avons dit, moi, Moussa, j’ai dit : « Asseyons-nous et parlons. Et entendons-nous. C’est cela qui est agréable. » [Un long silence.] Trop parler ou parler peu, c’est poursuivre le même but. Je m’arrête là aujourd’hui. Je vous salue. Je vous remercie pour la confiance que vous avez placée en moi, dans la dignité ! Et en bons musulmans que nous sommes, en cette période de carême, je demande à Dieu, à vous qui êtes en carême, à vous qui ne jeûnez pas, à tous les hommes de bonne volonté : joignez-vous à moi et prions pour Dieu fasse que le Mali aille de l’avant…
Jeune Afrique
28/03/2011